Publié le: 10 février 2017

L’idée même de la réussite

innovation – Claude Nicollier, pilote militaire, pilote de ligne, astronaute et astrophysicien, 
a vécu des phases de vie riches et innovatives. Il décortique ce terme multifacette (partie I).

JAM: Professeur Nicollier, qu’est-ce que l’innovation?

n  Claude Nicollier: Il s’agit de voies nouvelles qui n’ont pas encore été explorées et permettent de déboucher sur des idées, des produits, des processus. L’innovation devrait rendre possible l’augmentation de la productivité et la qualité de vie. Et que cela se fasse non seulement pour un petit groupe, mais pour un grand nombre de personnes. L’innovation ne doit pas servir qu’au luxe. Il faut aussi un peu de luxe, car cela permet à des compagnies de tourner. Mais ça ne doit pas être exclusif. Une innovation se concrétise sur la base d’une découverte qui est exploitée.

 

Faut-il mettre des limites à l’innovation à vos yeux?

n On innove, puis on exploite des ­innovations. Cela dit, on ne peut 
pas continuer à innover constamment. Il faut surtout exploiter les bonnes innovations mises en place. L’innovation est très bonne, elle est stimulante. Toutefois, dans notre société, la valeur de l’innovation est souvent trop mise en avant. Si on n’innove pas, on peut même être mis de côté.

 

Innovation, invention, comment les départager?

n L’invention, c’est quelque chose de soudain. Bang! Tout à coup, c’est l’ampoule électrique, le transistor. Pour l’invention, je parlerais plutôt de «steps», de marches. L’innovation est plus progressive: elle part de choses qui existent déjà pour les amé­liorer, les rendre plus efficaces, meilleur marché, plus agréable. Ou plus belles.

 

Quelles sont les trois inventions les plus importantes réalisées par l’être humain?

n A mon humble avis, je dirais l’électricité, la pénicilline et les avions. Il y a aussi Internet, l’ordinateur, le téléphone. La pénicilline a bien sûr sauvé beaucoup de vies, mais je placerais au premier rang l’électricité, dans deux de ses utilisations: l’ampoule et le moteur électrique. Le remplacement du gaz par les ampoules fut un progrès immense, mais l’arrivée des moteurs électriques a été un progrès encore plus phénoménal. C’est toujours le cas aujourd’hui. On pourra bientôt utiliser des moteurs électriques pour des avions, probablement pas pour de grands avions de ligne, mais pour la petite aviation, et pour des avions de transport de dimension moyenne équipés de piles à combustible, avec un supplément possible d’énergie électrique fourni par le Soleil en phase de croisière les avions! C’est quelque chose de fou! Il faut parfois, en tant que passager, réfléchir un peu à ce que l’avion de ligne à réaction ­signifie, comme performance technique. On est dedans, on n’entend presque rien, c’est confortable, on se déplace à Mach zéro point huit d’un point à un autre de la planète Terre. C’est fabuleux… Et c’est une histoire de moins d’un siècle qui a débuté avec les frères Wright en 1903.

 

Quelle fut l’innovation qui vous a le plus marqué?

n Le programme spatial Apollo. Vers la fin des années soixante, j’avais terminé des études de physique et d’astrophysique, je connaissais les lois de la mécanique, je comprenais raisonnablement bien les étoiles, les planètes et le mouvement des corps célestes. Mais pensez à tout ce qu’il a fallu mettre en place pour réussir les missions de ce programme! Met­tre un satellite artificiel autour de la Terre, c’était déjà un challenge. Nous devions maitriser la tâche difficile d’accélérer à l’horizontale en dehors de l’atmosphère jusqu’à une vitesse d’environ 8 kilomètres par seconde pour pouvoir l’injection en orbite. On y est initialement arrivé sur la base des fusées ICBM (missiles balistiques intercontinentaux) mises au point dans les années cinquante. En revanche, pour aller jusqu’à la Lune, se mettre en orbite autour de notre satellite, détacher le module lunaire, se poser, repartir, faire un rendez-vous en orbite entre le module lunaire et le module de service..., cela demandait de très grandes compétences en termes de calculs et du point de vue de la gestion d’un projet. Il y a eu là toute une série d’innovations. Dans mon adolescence, jeune adulte, c’est quelque chose qui m’a beaucoup impressionné.

 

Et durant votre enfance?

n Au début des années cinquante, j’étais fasciné par l’aviation. Avec mes amis, nous jouions à la guerre de Corée avec des modèles en balsa du Mig-15 et du F-86. Dans l’aviation de ligne, il y avait le Comet anglais et la Caravelle française. Tous ces premiers avions à réaction représentaient un formidable progrès par rapport aux avions à helices. Pris isolément, le moteur à réaction représentait une invention, tandis que son ­développement et son adaptation 
aux avions de ligne relevait de l’innovation.

Le premier moteur à réaction que vous avez vu?

n Celui du Vampire de l’aviation militaire suisse. A Payerne, nous pressions notre nez contre le grillage pour le voir. Il démarrait ses moteurs tandis que des flammes en sortaient à l’arrière. Il y avait ce bruit caractéristique, sifflant. Dans le réacteur du Vampire, l’air était centrifugé pour être comprimé avant d’être expédié dans les chambres de combustion. J’ai un souvenir assez clair de cette période. La Suisse était un pays progressiste pour l’acquisition d’avions militaires. Très rapidement, elle a fait l’acquisition d’avions à réaction en même temps que les pays qui les ont produits, comme l’Angleterre et la France. Les avions anglais m’ont plus impressionné, car j’ai eu l’occasion de voler le Vampire, le Venom puis le Hunter, mais pas le Mirage qui était une splendide machine mais réservée, initialement du moins, aux pilotes militaires professionnels. Ma passion pour l’aviation, et pour le ciel et l’espace, a occupé toute mon existence!

Où avez-vous appris ce métier d’astronaute? Plutôt dans le militaire ou dans le civil?

n Mes deux formations, scientifique au civil et de pilote militaire, on été déterminantes dans la réussite de ma sélection d’astronaute. L’aviation militaire, avec les attaques au sol en Hunter, était plutôt sportive. Nous étions assez libres dans le choix des tactiques pour attaquer des buts qui étaient, par exemple, des toiles jaunes dans la campagne près de Frauenfeld (il rit) au départ de Rarogne dans le Valais, avec quatre avions parfois sous plafond bas et pluie. Les missions étaient souvent difficiles. Il fallait beaucoup se préparer sur la carte et mémoriser la géographie de la région des buts. Le GPS n’existait pas, tout reposait sur la vue et la préparation. Quand on volait près des buts, on était bas. A 800 km à l’heure, impossible de consulter la carte pour s’assurer que l’on suit le bon chemin de vol. J’ai appris la nécessité de ­
la préparation. Et puis, s’agissant d’innovation, le Hunter était un ­avion formidablement bien concu, sa pilotabilité et le bon équilibre du système de commandes de vol étaient exceptionnels. L’avion était plutôt facile à voler mais les missions difficiles. Il fallait se cramponner. Ce fut une ­belle école pour le spatial.

 

Que vous ont apporté vos années chez Swissair?

n Par comparaison, l’aviation de ­ligne m’a offert un apprentissage de nature différente. C’était un travail très précis, rigoureux et de discipline. J’ai aussi appris le travail dans un équipage à deux. Je ne l’ai pas pratiqué longtemps chez Swissair, car j’ai eu l’opportunité de suivre la sélection d’astronaute ESA peu de temps après mon entrée dans la compagnie. Quitter un métier de pilote de ligne et se lancer dans une sélection d’astronaute était risqué sur le plan professionnel, mais je ne pouvais pas manquer l’occasion!

 

Dans l’espace, comment avez-vous vécu l’innovation?

n J’ai effectué quatre missions dans la navette spatiale qui, en elle-même, était une grande innovation en tant que moyen de transport spatial. Un grand nombre de systèmes de la ­navette représentaient aussi de très grandes innovations, comme les moteurs fusée à hydrogène, les commandes électriques, la protection thermique réutilisable, le bras télé­manipulateur, et d’autres encore. L’utilisation pratique de la navette demandait beaucoup de préparation et de rigueur. Comme dans le monde de l’aviation professionnelle, nous utilisions des procédures et des «check-lists», suivies avec beaucoup de soin et de concentration. Pour certaines missions, comme les missions de réparations du Télescope Hubble par exemple, il fallait sortir de la navette en scaphandre, effectuer 
des procédures spécifiques au télescope, qui avaient été entraînées en milieu aquatique pour simuler les conditions d’impesanteur. Ces missions étaient difficiles, car il n’y avait pas de place pour des erreurs. Tout l’équipage était toujours très motivé pour accomplir la mission avec succès. Nous étions presque obsédés par l’idée de réussir la mission à 100% !

 

Interview: François Othenin-Girard

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