Publié le: 10 juin 2016

«Prendre le temps de se réinventer»

André Kudelski – Le CEO et président du groupe technologique parle de notre économie, de ses chances et de ses faiblesses. Et des défis massifs qui attendent les PME dans tout le pays.

Journal des arts et métiers: André Kudelski, nous vous proposons une mise en perspective sur le long terme. Imaginons un voyageur de commerce qui rentre après un long périple et vous demande ce qui s’est passé depuis 1986 dans votre entreprise. Que lui racontez-vous?

n André Kudelski: Pour situer mon propos par rapport à votre lectorat, je parlerai d’entreprises familiales dans lesquelles il n’y a pas forcément beaucoup d’employés mais une forte identification entre la direction de l’entreprise et l’actionnariat. C’est important de comprendre les défis qui se posent à ces entrepreneurs. Car finalement, une grande question, c’est de savoir si l’on développe une entreprise pour la faire durer, ou comme une entité qui va finalement se fondre dans quelque chose d’autre?

Pourquoi tenez-vous à cette ­distinction?

n L’approche est très différente. Dans une start-up, on se demande comment cette entité sera cédée à quelqu’un d’autre. En revanche, dans une entreprise familiale tous les paramètres sont optimisés pour la transmission aux générations futures. Il y a aussi une identification plus forte entre les propriétaires de l’entreprise et leurs collaborateurs.

Comment vous situez-vous par rapport à ces deux types d’entreprises?

n En tant que société, nous sommes passés par différentes phases. Mon père a fondé une «start-up» en 1951, une société qui s’est développée comme une entreprise familiale pendant plusieurs décennies. Elle est entrée en bourse en 1986, du temps de mon père.

«Tout ceci donne la fausse impression que l’économie peut supporter n’importe quoi.»

Sa vocation était de se développer à un carrefour de deux notions qui sont devenues à un moment contradictoires: le fait d’avoir pour référence un actionnariat familial. Et de l’autre côté, une partie publique, avec les avantages et inconvénients du système. A partir de la fin de 1989, notre société a connu une renaissance et donné la vie à une start-up. La partie nouvelle est devenue le nouveau cœur d’affaires.

Qu’est-ce que notre voyageur de commerce imaginaire peut en tirer comme enseignements?

n Il est essentiel dans une société qui est à l’origine une PME de veiller que les affaires marchent au quotidien. D’autre part, il faut être capable d’investir pour se renouveler. Et là, on tombe sur une problématique qui n’est pas évidente, notamment pour les sociétés axées sur l’export: la question du franc fort. Pour les affaires quotidiennes, cela n’est pas insurmontable. En revanche, le vrai problème du franc fort est celui du renouvellement. Pour investir sur l’avenir, il faut pouvoir y consacrer une partie de sa marge bénéficiaire. Or celle-ci est précisément mise à mal.

Comment se prémunir contre les risques de change?

n Sur le court terme, c’est possible avec outils financiers. Par contre, cela ne vous protège pas sur le long terme. A cinq ans sur l’euro ou le dollar, ces protections sont tellement chères qu’elles sont totalement inapplicables. Le problème ici est celui de la taille de l’entreprise. Une PME ne dispose souvent pas d’une taille critique qui lui permet d’équilibrer ses sources de revenu avec de telles charges.

Certaines PME ne pourraient donc jamais devenir exportatrices?

n Vous avez un produit remarquable, mais 50% de vos clients sont en dollars et vos coûts en francs suisses. Si le dollar baisse, vous vous trouvez dans une situation difficile. Sur le moyen et long terme, il faut équilibrer les coûts et les revenus, mais aussi une partie des coûts dans les monnaies où vous vendez. C’est un sacré défi si vous n’avez pas la taille critique suffisante. Donc une société tournée vers l’exportation doit dépasser ce seuil critique pour pouvoir ­réaliser de tels équilibres.

Dans quelle situation se trouve la Suisse face à l’Europe?

n En Suisse, la majorité du pays est proche de l’Allemagne. Lorsqu’il y a des problèmes avec l’euro, la question se pose plus de savoir où en est l’Allemagne que le reste de l’Europe. Finalement, c’est un désavantage pour la Suisse romande, moins orientée vers l’Allemagne.

«Un manque de prise de conscience des difficultés rencontrées dans les PME.»

La politique suisse est principalement axée sur ce qui se passe Outre-Rhin. La région romande dépendra plus des marchés américains ou, asiatiques voire de l’Europe latine. Ce qui le montre, c’est le fait que lorsque l’Europe marche moins bien, la Suisse romande se développe mieux que le reste du pays.

Pensez-vous aussi à la manière dont l’économie régionale dans l’Arc jurassien progresse ou se ratatine en fonction du marché américain?

n Oui, avec un double effet. Il y a l’effet de l’économie des différentes régions auquel se rajoute les effets de change. Non seulement l’économie brésilienne ralentit, mais sa monnaie se déprécie encore face au dollar et au franc. L’effet de change accélère le phénomène.

Quelle est la situation des PME suisses à l’exportation?

n Assez délicate. Dans les points positifs, la qualité des personnes attachées à bien faire leur travail et capables de surmonter des défis pas évidents. En revanche, on a tendance à penser que les choses ne vont pas si mal. Or je pense que cette appréciation optimiste doit être comprise en rapport avec certains effets de l’économie locale et le rôle direct 
ou indirect de l’Etat. Toutefois, les charges augmentent. Même si l’inflation semble très faible, le niveau des complications augmente. Tout ceci donne la fausse impression que l’économie peut supporter n’importe quoi. Depuis 2011, le franc suisse s’est renchéri par rapport à l’euro en passant progressivement de 1 fr. 70 à 1 fr. 20 et même plus bas. Puis, le deuxième coup est venu avec l’abandon du taux-plancher. Le choc a été brutal: par comparaison, imaginez que des collectivités publiques soient obligées de réduire leur budget de 
30 à 40% en quelques semaines. Ce serait juste impensable!

Que peuvent-elles faire?

n Les PME ont déjà réalisé de grands efforts au cours de cette période. Une partie de cette surcharge reste invisible: c’est le fait qu’elles ont eu moins de moyens à disposition pour se renouveler.

«Certains coûts extérieurs ont diminué, mais ces effets ont été plus que compensés par des éléments réglementaires qui ont renchéri.»

Or elles doivent absolument conserver cette capacité. Ma crainte, c’est qu’un certain nombre d’efforts qui ont été consentis se sont faits au détriment du long terme en essayant de sauver les choses sur le court terme. Il y a un manque de prise de conscience des difficultés que les gens peuvent rencontrer dans les PME.

Pour les exportateurs, le risque politique d’une péjoration des conditions-cadres des PME est-il plus important que le risque devise?

n Les deux sont directement liés. Pour être un peu plus critique, si vous avez un franc suisse qui s’est fortement apprécié, un bon nombre de coûts pour les PME auraient logiquement dû diminuer. Or cela ne s’est pas passé ainsi. Certains coûts extérieurs ont été réduits, mais cet effet a été plus que compensé par des éléments réglementaires ou autres qui ont renchéri, sans que cela devienne visible. Cet ensemble est très défavorable aux PME, orienté vers l’export ou en concurrence avec l’étranger.

Que faut-il faire face à l’élévation des coûts de la réglementation?

n Il n’est pas possible d’imposer sans cesse de nouvelles réglementations sans que cela ne péjore l’économie. On ajoute des couches les unes après les autres et ce n’est pas viable. Chaque couche a l’air indolore, mais le tout devient insupportable. Souvent, ce sont des éléments qui de par leur complexité et leur poids deviennent de plus en plus contraignants. On a une chance en Suisse d’avoir des gens pragmatiques et travailleurs. Mais ceci est détruit par une adjonction de contraintes qui, accumulées, deviennent quelque chose de terrible.

Avez-vous des exemples?

n La taxe CO2 ou la réforme de l’imposition des entreprises. Le fait de régulariser un problème induit des contraintes supplémentaires qui seront spécifiquement difficiles pour les PME. Une petite entreprise n’est pas une société qui dégage d’énormes bénéfices. Un tel poids devient vite insurmontable.

Comment expliquez-vous à l’international le métier d’entrepreneur en Suisse?

n J’aimerais revenir sur un élément essentiel, le principe suisse, c’est le fait de considérer que l’on doit faire les choses selon des principes et non selon des règlements. La substance prime sur le détail. Toutefois, la tendance est de réglementer tous les détails et on perd de vue l’objectif principal. La Suisse a quelque part une chance par rapport à un certain nombre de pays qui nous entourent: en effet, ces derniers sont à la peine. Notre problème, c’est que nous nous comparons à nos voisins et non aux meilleurs. Ce n’est pas la bonne démarche.

C’est quoi, le rêve, pour vous?

n Que la Suisse prenne le temps et l’effort de se réinventer. Je veux dire que notre pays a réussi à bien s’en tirer ces dix dernières années. Mais cela provenait d’une remise en question qui a eu lieu au début des années 1990. La Suisse doit se reposer un certain nombre de questions pour redonner une impulsion pour l’avenir.

(Suite de l’interview en page 3).

CHAMPĂ©RY

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