Publié le: 12 août 2016

Supplément d’âme pour s’habiller le pied

visite d’atelier – Bottiers-orthopédistes de père en fils, Mario et Jean-Paul Nigro s’activent à Sion dans le fait main sur mesure. 
Trajectoire et positionnement d’une PME familiale qui depuis 50 ans développe son empathie pour les pieds en tous genres.

Le microcosme des bottiers-orthopédistes est vraiment minuscule, mais il est durable. La Suisse romande n’y fait pas exception. A Sion, deux d’entre eux viennent de célébrer le demi-siècle d’existence de leur atelier. A cette occasion, ils ont invité leurs amis de toute la Suisse romande. Tous n’ont pas pu venir, mais la fête était belle.

Mario (le père), épaulé par Jean-Paul (le fils), représentent deux figures de la chaussure médicale «fatta da mano umana». Pour ces artisans du fait-main originaires de Campagna, dans la province de Salerne, le moteur de ce métier est d’améliorer la vie des usagers nés avec des déformations et de rendre la mobilité aux malchanceux qui ont subi des accidents.

Se mettre à la place du client, développer une «scarpe» empathique, cela veut aussi dire pour eux un travail sur l’esthétique. Et donc sur tous les artifices qui redonnent enfin au patient la possibilité de faire passer ses pieds au second plan.

Dans la langue de cette PME, on parle en effet plus souvent de «patients» que de «clients». «Cela dit, nos clients peuvent tous marcher. Nous fabriquons des chaussures sur mesure, beaucoup de supports, nous effectuons aussi des modifications sur des chaussures existantes, observe Jean-Paul Nigro. Au magasin, nous proposons des modèles de chaussures que nous avons choisis nous-mêmes, afin d’y intégrer les semelles que nous fabriquons.»

Durant toutes ces décennies, Mario et Jean-Paul ont vécu sur un marché de spécialité. Celui des bottiers-orthopédistes dépend des paires de chaussures prescrites par les médecins, l’AI et les services de la SUVA (qui entretemps se sont mis eux aussi à en vendre). Du point de vue des compétences, ces artisans ont poussé sur de l’hyper pointu.

Odeurs de colle et de cuir

La première impression pourrait être celle d’un magasin de chaussures conventionnel. Achalandées, des paires diverses et variées attendent dans l’ombre du magasin – nous sommes un lundi, le jour de fermeture hebdomadaire.

Derrière le comptoir s’ouvre l’atelier magique. «Ici est né le magasin», lance Mario qui, d’un doigt, fait gicler la lumière. Soudain, des centaines de formes de chaussures se réveillent sur des étagères dans les hauteurs. En bas, les machines luisent et fleurent l’huile. Une odeur mêlée de cuir et de colle envahit les narines.

«Au premier étage, nous avons une salle de consultation, des appareils électroniques pour les empreintes…» On l’aura compris, en plus de son rôle de guide, le fils Jean-Paul s’occupe de l’accueil des patients, des mesures. Le domaine de Mario est plutôt celui de la fabrication. Il est aussi d’une certaine manière historien (local) de la branche et archiviste en chef. Un octogénaire très vivant doté d’une mémoire pétillante!

«Ici, vous le voyez, il s’agit d’une personne de très petite taille, d’un mètre quarante environ, avec une pointure de 40 en largeur et de 34 en longueur.» Mario brandit un moule en bois qui fait penser au pied d’un petit hippopotamidae.

Chez les Nigro, la complémentarité se retrouve dans la conversation. La parole passe de l’un à l’autre, chacun tente à son tour de cerner la quintessence de ce métier dont le grand ­public n’a qu’une image déformée: «Nous essayons de faire en sorte que la chaussure finale ait une apparence normale, explique Mario Nigro. Regardez, j’ai placé ici un talon un petit peu plus élevé pour lui rehausser la taille. Ce n’était pas nécessaire, mais le handicap à lui seul ne fait pas tout. Le plus important, c’est que cette personne puisse porter ces chaussures sans se faire remarquer.»

Au final, la chaussure se trouve parfaitement adaptée à la chute du pantalon. Elle a su se faire oublier.

Le bottier-orthopédiste est un être chronophage. La plupart des clients reviennent chaque année. La première fois, il faut même compter environ 40 heures pour aboutir à la naissance d’une paire. Ce n’est pas une métaphore. Nous sommes partis pour un marathon dédié à l’habillement du pied. «Fabriquer une forme, un moulage, la procédure dépend aussi de la légèreté du cas, explique Jean-Paul Nigro. Pour les travaux difficiles, on utilise le coulage, ou bien nous partons d’une forme prête qui sera ajustée en prenant des mesures. Nous retravaillons ensuite le tout à la machine et terminons avec une phase de polissage.»

Rattrapage esthétique

Et ce n’est pas fini! Moulée à même le pied, l’empreinte positive en plâtre doit être un peu rallongée pour obtenir quelque chose qui ressemble à la forme (intérieure) du soulier. «Si un pied chausse du 38 et l’autre du 40, nous rallongeons légèrement la chaussure afin que la différence entre les deux se voie le moins possible.» La partie esthétique, ils la surnomment «le rattrapage».

Mario confie la recette: «Le succès d’une chaussure est dû à l’attention que je place dans le fait de la faire passer pour une chaussure pouvant être portée par tout le monde.»

On risque une comparaison. «Est-ce que c’est comme la rhétorique? On voit que ça fonctionne tant que personne ne se rend compte qu’on l’utilise?» Cela les fait rire.

«jE VIENs DE FABRIQUER UNE PAIRE POUR UN VALAISAN QUI VOULAIT DU SUR-MESURE...»

Il y a aussi le cas d’une personne dont le pied ne peut pas être corrigé, mais qui a besoin d’un soutien. «Voici la forme du pied qui doit être complétée par un support, explique Mario Nigro. Là, vous voyez, la malléole n’appuie pas et ici, nous avons mis de la mousse.» Son fils prend le relai, au propre comme au figuré: «La forme et le support vont ensuite être logés à l’intérieur d’une chaussure qui sera construite autour de cet ensemble. Sans cela, le pied verserait sur l’extérieur.»

Dans cet univers du sur-mesure, la formation est longue. Mais en définitive, seule compte l’expérience personnelle, peaufinée sur la longueur d’une vie: «Dix orthopédistes, ce sont dix solutions différentes», note Jean-Paul, songeur.

«À CAUSE DE SES PIEDS, CETTE personne devrait être à l’AI. Grâce à nos chaussures, elle travaille!»

L’investissement initial est conséquent. Combien de paires de chaussures faut-il pour rentabiliser le début des travaux? «Nos chaussures sont prises en charge à 100% par les assurances, explique Jean-Paul. La première paire coûte toujours plus cher, entre 3000 et 5000 francs. La deuxième entre 2000 et 3000 environ.» Les tarifs sont fixés par les assurances, les prises de mesure, le plâtre, les chaussures sur mesure, tout est répertorié dans des tabelles.

«L’avantage pour les assurances, c’est que cette personne devrait être à l’AI à cause de ses pieds. Grâce à nos chaussures, elle travaille!», lance le père. «Cela coûte moins cher à la société de lui offrir deux paires de chaussures par année, confirme son fils. Selon les chiffres officiels, une personne qui ne travaille pas coûte environ 1500 francs par jour à la société»

L’évolution des matériaux s’est fait sentir dans les différentes résines, l’utilisation du thermoformé, du carbone. Les deux bottiers rigolent en montrant le petit four qui fait en effet plutôt penser à un four à raclette.

Comment expliquent-ils leur succès? Il est dû selon eux à l’importance que revêt l’apparence de la chaussure dans la tradition italienne à laquelle ils se rattachent.

Quel est l’avenir pour ce type de produit? «La chaussure orthopédique sur mesure est en diminution, car la chirurgie a beaucoup progressé. Les modèles préfabriqués se sont généralisés, cela coûte trois fois moins cher de les adapter au pied du patient.»

Le créneau du sur-mesure

Quid, alors, de la chaussure sur mesure non orthopédique? «Nous ne sommes peut-être pas situés dans la bonne ville pour ce marché, estime Jean-Paul. Cela fonctionnerait mieux à Genève, à Paris ou Milan. Mais il est vrai que nous avons un ou deux cas par année de personnes qui n’ont pas de problème orthopédique et se font fabriquer une paire chez nous.»

Et pourtant, vu le nombre de résidents aisés que le Valais abrite, l’infinie mobilité actuelle, l’évolution démographique et la part croissante du marché de la santé, le fait, à prendre en compte également, que les loyers payés à Sion ne sont pas très élevés et que la possibilité de se faire connaître par Internet est bien réelle… Les Nigro n’auraient-ils pas avantage à se profiler sur ce marché du cousu main haut de gamme? En d’autres termes, devenir une vraie marque? «Vos pieds entre les mains de vrais professionnels», comme l’affirmait une «réclame» parue lors du trentième anniversaire de «Mario Nigro & Fils» dans les années 1990, détaillant le virage informatique (grâce aux compétences de Jean-Paul).

D’un point de vue financier, pourtant, la question serait vite réglée, du moins à en croire les deux Nigro lancés dans une partie de ping-pong verbal. «Une chaussure réalisée par les meilleures maisons italiennes – les Moreschi ou Fratelli Borgioli – coûte 400 à 800 francs», engage Jean-Paul. «Pourquoi voulez-vous que notre client paie 2000 francs pour notre chaussure?», relance Mario du tac au tac. Coup droit du fils: «Nous ne pouvons pas non plus concurrencer la maison Massaro qui propose du sur-mesure à 1500 euros.» Et le père s’octroie un smash final: «C’est vrai aussi que je viens de fabriquer une paire pour un Valaisan qui voulait du sur-mesure et qui m’a offert un énorme morceau de lard pour me récompenser!» Le micro-local, rien que le micro-local!

Il semblerait aussi que la culture de la chaussure dispose encore d’une marge de progression importante en Valais (et certainement en Suisse). Mais que quand un client tient vraiment au sur-mesure, ce n’est pas au niveau financier que cela se joue, plutôt au plan identitaire et émotionnel.

Quid du futur client qui mettra des «posts» sur sa dernière paire de Nigro et renverra le cousin Church au musée de la mode? «Pour l’instant, notre image est encore associée au fait d’avoir des défauts aux pieds. Nigro, ça sonne encore un peu orthopédie.» Peut-être le prochain défi? «Pourquoi pas, nous vivons dans un pays où chacun est libre d’acheter des chaussures là où il veut.» Voting by foot, comme disait l’autre.

François Othenin-Girard

compères

Mario et Celestino en route pour Berne!

Mario Nigro est né en 1933. Il a commencé de travailler à l’âge de 12 ans. Puis, il embarque pour le Venezuela. De retour en Italie après un bail de 8 ans sous les Tropiques, il se marie avec Hélène. Tous deux franchissent les Alpes et se posent en Suisse. Engagé par un cordonnier de Sion, il ouvre par la suite un premier local, puis c’est l’installation définitive à la rue des Vergers 4. Nous sommes en 1966. Il obtient un certificat d’apprentissage en 1973, un diplôme de maître cordonnier en 1978. A l’époque, il est le seul dans tout le Valais.

Jean-Paul nait en 1965. Il obtient son diplôme de maître cordonnier en 1985, comme le montre l’autorisation d’exercer comme «podologue orthopédiste».

Dans une fourre contenant toutes sortes de documents chers au cœur des Nigro, on trouve un article du «Nouvelliste» indique une journée porte-ouvertes en 1997 avec des «dédicaces de sportifs d’élite qui nous font confiance»: en photo, la skieuse Sylviane Berthod, le cycliste Alexandre Moos, les joueurs du FC Sion Yvan Quentin et Luiz Milton. Sur la photo on voit en blouse blanche le fils Jean-Paul, le père Mario et son épouse Hélène, ainsi que leurs collaborateurs, Sonia et Armenio. Mario s’est beaucoup engagé pour le FC Sion.

Rubrique souvenirs: Mario se souvient encore avec tendresse de l’époque à laquelle lui et son ami bottier orthopédiste neuchâtelois montaient à Berne pour faire entendre la voix des Romands. Celestino Amodio, célèbre bottier orthopédiste établi à l’époque aux Fausses-Brayes, fut aussi président de la section neuchâteloise de 1977 à 2014 et 20 ans président des cordonniers romands. Les deux compères s’activaient également au comité des experts pour les examens de fin d’apprentissage. Ils se sont impliqués à fond dans la réforme de la formation professionnelle à Berne. «Comme il n’y avait pas encore d’autoroute, nous séjournions à l’Hôtel Kreuz près du Palais fédéral. Je ne parlais pas un mot d’allemand.» Celestino Amodio s’en souvient lui aussi. «Sauf que lui, précise Mario, l’allemand, il le parlait bien puisqu’il avait même vécu quelques temps en Allemagne!»

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