Publié le: 20 janvier 2023

La pâte et le feu sacré à transmettre

rh – À Saignelégier (JU), le boulanger-confiseur David Parrat nous parle de son métier sous l’angle de ressources qu’il veut les plus humaines possible. De la difficulté de recruter et de garder les collaborateurs. En particulier à une époque où le développement personnel et les exigences des métiers font gicler des étincelles.

«À Noël, on s’est tous fait un peu surprendre.» Quand c’est dit à Saignelégier (JU) et que c’est David Parrat qui le dit, on ne peut que se dire que c’est sérieux – le changement climatique. Et que cela peut même affecter un champion cantonal du Swiss Bakery Trophy, concours national de la boulangerie-confiserie, et multirécidiviste de surcroît (2017-2018, 2019-2020; 2022-2023). Ses croissants ont été dégustés avec ferveur loin à la ronde. Y compris dans l’administration de la République et Canton du Jura. Ses bûches aussi. Cette année, elles ont même provoqué une bousculade sur les pages des réservations au dernier moment. En particulier le jour où les citoyens des «Franches» et environs se sont souvenus que Noël était quand même là.

C’est pour cette raison que David Parrat a dû jongler avec ses bûches: «C’est peu dire que les gens anticipent peu. Le 22 décembre, nous n’avions presque aucune réservation. En deux jours, nous avons reçu 20 pages de commandes!»

Et comment gère-t-on un bouchon pareil? Est-ce que cela implique des tas d’heures «supp» pour l’équipe? «Avec les années, on prend l’habitude et on s’améliore, on lisse les heures, pour éviter de faire des journées de quinze heures comme au début. David Parrat sourit avec un peu de nostalgie. Il vient de terminer un entretien de fin d’année avec un collaborateur qui avait des tas de questions à lui poser. C’est un contact qu’il aime, celui qu’il prend aussi avec ses clients dans une région où les gens aiment parler.

Comment ça commence, comme du cinéma, cette histoire de Confiseur-Paradiso? Une vocation née par une sorte de défi qu’il s’est lancé durant un pique-nique avec la gymnastique. Chacun doit dire ce qu’il va faire plus tard – «J’ai l’image dans la tête», lâche-t-il tout doucement. Il a aussi un oncle qu’il admire éperdument.

Stagiaire de 13 ans motivé au point de faire la dernière nuit. Pour surtout ne pas en rater une miette. Un apprentissage à Porrentruy. Le métier dur qui entre à La Neuveville, puis à Delémont. À Payerne, il prend du grade avec un patron qui lui met le pied à l’étrier et il apprend le métier de chef de la boulangerie. À l’armée aussi, il prend du galon, sauf que là, on lui a forcé la main. Il l’a dit, il veut se mettre à son compte. Alors il va voir d’autres entreprises pour se faire une idée.

Né en 1974, il dit sa passion intacte. «J’ai toujours ce feu sacré, ce truc intransmissible qui brûle quand je touche du pain. C’est toujours là. Mais si j’arrête quelques jours, c’est toujours difficile de reprendre. Ce métier est dur, exigeant.»

Inventer sur le pouce

Comment gère-t-il aujourd’hui ses équipes lors des grands rendez-vous comme la veille de Noël? «On travaille en imaginant ce qui va se passer. Sans être mathématicien, nous avons quand même des stats. Et en plus du feeling, il en faut beaucoup dans ce métier.»

Aussi, quand il ne reste plus de moule à disposition pour certaines tailles de bûches, que les ingrédients viennent à manquer sur l’une des cinq mousses de cette année – avec le recul, cette fameuse bûche au chocolat blanc avec un crémeux orange aurait mérité un très grand détour par Saignelégier –, il a fallu inventer une sixième mousse et expliquer aux clients que certaines tailles n’étaient plus disponibles. Un phénomène assez rare pour être mentionné!

David Parrat est exigeant avec lui-même. Il aurait pu faire n’importe quel autre métier – à condition de pouvoir s’améliorer. Son autocritique est donc des plus virulentes. «Comme j’ai besoin d’être dans l’ambiance pour créer, j’aime vivre le moment présent, explique-t-il. Et comme je suis meilleur dans l’urgence, mon personnel doit subir tout cela. Je ne suis pas le meilleur des patrons, tout le monde en est très conscient et je travaille beaucoup là-dessus. Mais c’est ma nature. Je suis un hyperactif diagnostiqué qui refuse de se soigner.» Arrivé là, pour le coup, il en rit, on en rit, mais on sent que c’est du sérieux.

S’épanouir au travail?

Parrat Artisan, c’est une équipe de 18 personnes entre la confiserie, la boulangerie, la pâtisserie, la vente et le service, les services généraux. Quelle est la difficulté principale du côté des RH? «Ce qui a été bouleversé, c’est la place du professionnel dans la vie des gens, analyse-t-il. Le développement personnel est une tendance que je valorise énormément et qui a toute son importance, c’est l’équilibre entre travail et loisirs, famille et métier. Mais cet équilibre est rompu, j’en suis persuadé.»

Le sujet est névralgique, on l’entend. Interrompu de temps à autre par un collaborateur qui lui pose une question en passant. «Plus assez de confiture d’une certaine sorte, on prend quoi?»

David Parrat revient vite à notre affaire. Il vous scrute de ses yeux bleus perçants, prend le temps de choisir ses mots: «Par moments, j’ai la nette impression que nous en sommes au point où les gens ne parviennent plus à s’épanouir au travail. Cette nouvelle vision pèse sur l’investissement professionnel.» Un exemple? «Quand on veut faire une sortie de teambuilding entièrement payée durant les heures de travail, il faut faire des pieds et des mains pour que les gens viennent. On ne parvient plus à imposer quoi que ce soit. Quel contraste avec ce que nous avons connu dans nos métiers, parfois des couteaux volaient! Aujourd’hui, on réfléchit deux fois avant d’envoyer une troisième remarque négative à un collaborateur. On passe l’éponge, on veut le garder à bord. C’est une pente dangereuse.»

On augmente tout le monde

La bataille des RH bat son plein. Il devient de plus en plus difficile de recevoir un bon CV, celui d’un boulanger passionné. «Le dernier collaborateur que j’ai engagé vient de Moselle. C’est dire. J’en reçois pourtant même depuis Tombouctou où un monsieur qui a étudié le droit là-bas a répondu à notre annonce. Mais que dois-je répondre?»

Si la farine a augmenté de 10 %, la répercussion sur les prix s’est concrétisée sans trop de problèmes. En revanche, la nouvelle CCT prévoit une augmentation du salaire de base de 3 %. «Dans une petite entreprise comme la nôtre, je ne vois pas comment nous pourrions augmenter le jeune qui vient d’arriver et pas les collaborateurs qui nous soutiennent depuis si longtemps. Donc on augmente tout le monde, même si certains collègues me disent que je suis fou.»

Son rêve pour la suite? Faire tout pour que son équipe soit de bonne humeur. Et dénicher un employé qui sera responsable de la production et son porte-parole au sein de l’équipe. Le plus difficile étant, une fois des lignes et des pistes lancées, de les tenir et de les tenir sur la durée. Le Graal? «Dans cinq ans, j’aimerais savoir si j’ai un repreneur pour construire la suite avec lui.» Transmettre le tout, un jour viendra.

François Othenin-Girard

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