Publié le: 3 février 2023

Magie dans la rigole de douche

économies d’énergie – Une PME biennoise a mis au point et commercialisé un système permettantde récupérer jusqu’à 62 % de la chaleur des eaux sortant de la douche et de réintroduire cette énergie thermique dans l’eau froide avant l’entrée dans le mélangeur.

Se doucher plus longtemps sans consommer plus d’énergie? Économiser même jusqu’à 60 % de l’eau chaude consommée (62 % en fait)? On croit rêver, mais c’est possible. C’est à Bienne que Joulia a inventé et développé un caniveau de douche récupérant la chaleur. On peut aussi parler de rigole!

D’une simplicité biblique

Raccorder l’eau chaude et l’eau froide directement au mélangeur induit une perte d’énergie particulièrement déplorable par les temps qui courent. Au lieu de cela, on extirpe la chaleur de l’eau usée qui se jette dans les canalisations et on l’utilise pour réchauffer l’eau froide qui entre dans le système. D’une simplicité biblique.

Cette idée a germé dans le cerveau de deux co-inventeurs: Reto Schmid (CEO), architecte et designer et Christoph Rusch (CTO) ingénieur émérite rompu aux matériaux et littéralement incollable sur la dynamique des fluides dans les tuyaux du cuivre. En 2017, ils sont rejoints par Claudio De Giacomi, spécialiste en sciences environnementales formé à la ZHAW et qui gère le département commercial ainsi que les relations extérieures.

Nous sommes accueillis pour la visite et l’interview dans des locaux ayant appartenu aux anciennes savonneries Schnyder. Cette dernière ayant mis la clé sous le paillasson en 1989, ses bâtiments servent depuis de terreau à de nouvelles pousses entrepreneuriales dans la cité seelandaise. «Les Zurichois s’installent à Bienne tandis que les Biennois bossent à Zurich», plaisante Reto Schmid.

Le prototype de 2011

L’ambiance est détendue. Le chien d’un collaborateur a envie de faire connaissance. Une petite dizaine de personnes constituent l’équipe de base, installée dans un open space postindustriel à quelques brasses du Palais des Congrès. Le temps est maussade, mais les bons génies du défunt fabricant de savon distillent leur énergie entrepreneuriale. Parmi ses talents, Joulia dispose aussi d’un spécialiste ès chantiers. «C’est important de disposer de ces compétences pratiques pour simplifier au maximum le montage, explique Claudio De Giacomi. Du point de vue des maîtres d’œuvre et des fournisseurs de produits sanitaires, notre produit doit pouvoir être installé de manière simple et claire.»

Le premier prototype de Joulia date de 2007. Il est né des suites d’un projet mené au sein de Creaholic, cette structure accompagnant les projets innovateurs et les start-up en herbe. Le concept faisait déjà la part belle aux économies d’énergie, en lien avec la mobilité et l’habitat.

Ce prototype existe toujours, mais il est démonté afin que l’on puisse admirer la tuyauterie de ses viscères. Il est exposé dans une sorte de mini-musée qui récapitule les différentes étapes du développement. On dirait un instrument de musique d’une autre planète. Au mur sont accrochées d’autres modèles, on peut ainsi suivre les différentes étapes du développement. Nous sommes dans un grand hangar qui rassemble la production, les stocks et la R&D. Sur des palettes, les stocks de matières premières, les bacs, les tubes en cuivre.

Lors de notre visite, deux employés s’activent à la production. Un peu plus loin, une installation permet de tester les prototypes, juste à côté d’un laboratoire. Nous ne pouvons pas tout photographier, car la concurrence est vive et Joulia n’en finit pas de peaufiner son «moteur» actuel. En gros, une rigole en métal contenant un certain nombre de tuyaux en cuivre à l’intérieur desquels l’eau circule. Leur nombre détermine la «puissance» du moteur, sa capacité à optimiser les échanges thermiques. Dans les dernières versions, on en compte une dizaine.

Du bac de douche Ă  la rigole

Le moteur est une image fidèle à la réalité. «Notre but est de maximiser la surface et le temps de contact des deux liquides pour tirer le meilleur parti possible des échanges calorifiques, détaille Claudio De Giacomi. Nos premiers modèles se présentaient sous la forme d’un bac de douche à l’intérieur duquel court la tuyauterie en cuivre, explique notre interlocuteur. L’eau courait sur le sol de la douche et les échanges de chaleur se faisaient à travers cette paroi mince.»

Mais la mode change. Les geeks du sanitaires et les passionnés de cleantechs veulent une douche à l’italienne au lieu d’un bac de douche standard. Ils tiennent mordicus à disposer d’une «carrosserie» à la hauteur de leur «moteur»: peu à peu, les demandes pour des sols en carrelage ou des matériaux plus luxueux se multiplient et aboutissent au numéro 115 de la Rue Centrale. Non sans créer un casse-tête pour le petit bureau de R&D.

Le géant Wieland entre en scène

«Les difficultés surgissant avec le carrelage nous ont poussés à chercher une nouvelle solution, car l’épaisseur du revêtement ne permettait pas de générer de bons échanges thermiques, raconte Claudio De Giacomi. C’est ainsi que l’idée de la rigole est née. Mais les choses n’en sont pas restées là. À force de courir les salons, de parler de leurs produits, de gagner des prix dont la liste finit par s’allonger, comme ce Watt d’or décerné deux fois par la Confédération, les résultats présentés par Joulia finissent par intriguer un poids lourd du secteur. Après des pourparlers, le géant Wieland entre en 2020 dans le capital de la start-up biennoise et offre à cette dernière un sérieux coup de main pour développer ses activités. À commencer par un soutien financier, une aide en ingénierie et un appui pour la commercialisation. Par exemple lorsqu’il faut affirmer sa présence dans les salons professionnels. Et déjà, certains grossistes de mettre en évidence Joulia dans leur showroom environnemental (Sanitas Troesch).

C’est alors que le produit a changé d’apparence. Au lieu d’un bac de douche, il se présente désormais sous la forme d’une rigole compatible avec les carrelages et pierres spéciales. Autre innovation: le tube en cuivre est doublé – le second chassé à l’intérieur du premier – et de minuscules trous laissent passer l’eau entre les deux tubes (en cas de panne). Un traitement de surface à l’intérieur du tube central permet grâce à des vrilles de créer de la turbulence – le plus de turbulences possibles, afin d’augmenter la surface exposée.»

Les Pays-Bas, bientôt l’Allemagne

«Les fonds de pension et d’autres acteurs de l’immobilier commencent d’être intéressés, estime le directeur commercial. Leur priorité est de faire baisser les charges. Autre secteur intéressé, les fitness, grands utilisateurs de douches, les salles de sport, les spas. Un hôtel à Zermatt, un autre à Engelberg – et même une cabane en altitude sur le massif du Cervin.

Les marchés qui apprécient les talents de Joulia? Les Pays-Bas ont démontré leur fidélité depuis plusieurs années. Une clientèle existe aussi au Royaume-Uni et au Japon. Le Bénélux ne devrait pas tarder. Quant à l’Allemagne, elle s’est longtemps fait désirer, mais devrait cartonner depuis qu’une certification complexe a été obtenue. «Dans ce pays, les exigences sanitaires en lien avec les épidémies sont très élevées, explique notre interlocuteur. Du coup, Joulia a mis au point un clapet antiretour dont le but est d’éviter les fuites et les contaminations.» Les États-Unis attendront, car la complexité de la distribution doit encore faire l’objet d’une étude approfondie.

Un impératif: diminuer les coûts

La suite passe par l’approfondissement (au chapitre des matériaux et des sciences de l’écoulement) d’un sillon qui a fait ses preuves. «Nous allons poursuivre dans le domaine de la douche, car il y a encore beaucoup à faire. Nous devons encore améliorer nos produits, mais surtout diminuer nos coûts. Ce dernier point est une priorité absolue.»

À plus long terme? «Après avoir touché les geeks du sanitaire, nous visons maintenant un plus large public. Notre rêve serait de devenir l’équivalent d’un Intel Inside des douches. Le potentiel est énorme et la demande a déjà augmenté de 30 % depuis le début de la crise énergétique. Cette tendance devrait se confirmer au cours des prochaines années.» François Othenin-Girard

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