Publié le: 14 avril 2023

Nettoyer les champs de mine

FONDATION DIGGER – Les machines de déminage construites à Tavannes avec le soutien de donateurs privés et l’aide d’entreprises de la région sont connues dans le monde entier. Le Conseil fédéral et la diplomatie suisse développent avec Frédéric Guerne un projet en Ukraine. Pour construire des dizaines d’engins de paix.

Ses petits blindés pacifiques blancs ornés d’un tapir ou d’un tamanoir fouillent le sol pour en retirer les mines mortelles que les folies de la guerre laissent en héritage aux populations fragilisées. Dans le Jura bernois, Frédéric Guerne a créé la Fondation Digger en 1998. D’abord association, puis fondation, cette ONG met au point et produit à Tavannes – avec le soutien financier de donateurs privés et l’aide d’entreprises locales – des machines téléguidées permettant de nettoyer les champs infestés de mines antipersonnel. Soudan, Tchad, ex-Yougoslavie, Mozambique, Mali, ou Angola, les Digger offrent une aide précieuse à tous les pays qui après la guerre luttent contre ce fléau destructeur de vies.

En Ukraine, une machine est sur le point d’être livrée. D’autres seront produites sur place, car il en faudra plusieurs dizaines pour sécuriser le pays. Le Conseil fédéral s’est déjà montré très intéressé. Les Digger représentent un atout certain pour la politique de la Suisse en Ukraine.

Sauver d’innombrables vies

Frédéric Guerne incarne une Suisse qui apporte son aide à tous les pays qui ont connu la guerre. Un ingénieur ingénieux qui a trouvé une solution efficace pour supprimer les mines antipersonnel et sauver d’innombrables vies. Des machines de déminage. En février dernier, il était en Ukraine pour le dernier projet de la Fondation Digger.

«Pour la petite anecdote, j’ai pris le même train que le président Bidden – à quelques heures d’intervalle. À Kiev, les traces de la guerre sont peu marquées ou elles ont été effacées, parce que les gens s’efforcent de vivre normalement et de rester optimistes. À la gare, une scène m’a beaucoup marqué. Un père est parti chercher une boisson et un petit lunch pour son fils. Ce dernier était si jeune et partait à la guerre avec un visage d’enfant. Le même visage que celui de nos enfants.»

Retour à Tavannes. Derrière Frédéric Digger, un engin de la taille d’un tracteur trapu qui sera bientôt à pied d’œuvre dans un décor de guerre. Le modèle en question était à l’origine prévu pour un utilisateur français, mais ce dernier a accepté que Digger le modifie et l’envoie plus rapidement en Ukraine.

«Voici notre dernière génération de machines. Nous espérons pouvoir envoyer celle-ci en Ukraine prochainement. Là-bas, les besoins sont absolument énormes et nous prévoyons d’installer une ligne de production sur place. On sait déjà qu’il en faudra plusieurs dizaines.»

Avec la diplomatie suisse

Le Conseil fédéral s’intéresse aussi à la fondation. Ce fait est nouveau. «L’offre de Digger joue un rôle important dans les discussions entre la Suisse et l’Ukraine. Nos machines de déminage sont des sortes de couteaux de poche suisses, sourit Frédéric Guerne, heureux que l’on parle enfin de ses machines dans de nombreux cercles décisionnels. «Cette nouvelle visibilité est cruciale pour nous.»

Olena Chernezhenko est responsable de projet pour l’ambassade de Suisse en Ukraine. Le jour où notre émission de télévision FOKUS KMU (cf. lien) a été tournée à Tavannes, elle se trouvait sur place. «Comme vous le savez, nous avons besoin de machines de déminage en Ukraine pour les dix ou vingt prochaines années, explique-t-elle. Pour nous, ce thème est de la plus haute importance. C’est pourquoi nous sommes très heureux d’avoir pu mettre au point un bon projet avec la Fondation Digger. Pour ma part, je suis impliquée dans la diplomatie en tant que chef de projet et nous avons de bons contacts avec le gouvernement.»

Les machines de Tavannes subissent une évolution constante. «Le premier modèle permettait de couper la végétation, le second, de creuser le sol. Nos développements sont toujours issus de discussions avec les gens de terrain, les utilisateurs des machines et en lien avec les nombreuses ONG. Ce sont des démineurs professionnels qui pilotent nos machines. Les dernières sont dotées d’un GPS très précis et de diverses caméras.»

«J’ai une machine pour vous»

Digger jouit d’une excellente réputation internationale et d’un large soutien au sein de la population. La fondation bénéficie du soutien financier de donateurs privés et d’entrepreneurs locaux. C’est le projet de toute une région porté par une équipe dynamique qui suscite un sentiment identitaire.

«Un jour, je reçois un téléphone, raconte Frédéric Guerne. C’est la patronne d’une entreprise d’un village voisin qui m’annonce qu’elle a acheté une nouvelle machine pour découper l’acier et faire des pièces comme celle-ci (il montre). Je l’ai achetée pour vous et je vous mets à disposition les clés de mon entreprise.»

Au début, Digger était une association dans laquelle quelques passionnés et de nombreux jeunes mettaient leur talent au service d’une bonne cause. «Les jeunes venaient le week-end pour bricoler sur ce projet enthousiasmant. Peu après, les choses ont pris de l’ampleur et se sont développées. La fondation a pu s’installer dans l’ancien arsenal de Tavannes. Entre-temps, un musée sur les mines y a été aménagé. Les écoles, les associations, les entreprises le fréquentent. Un parcours dans le sable permet de simuler la tâche complexissime du démineur. On y voit différentes mines vendues dans le monde: 1 franc pour une mine chinoise. Et 9 francs pour une mine russe. «Le prix d’une vie», soupire Frédéric Digger.

«Cela me déchirait»

Il le dit souvent, tout petit, il n’avait qu’une idée en tête: «Enfant, les armes et les explosifs m’occupaient entièrement. Je suis devenu ingénieur par passion, mais j’avais aussi cette conscience des gens qui souffraient. Cela me déchirait et j’avais envie de faire quelque chose d’utile. Un collègue me parle d’un voyage au Vietnam où il a vu des démineurs et je me dis que je peux faire quelque chose.»

Après un apprentissage d’électricien à Saint-Imier, il entre à l’école d’ingénieur. Il lui en faut plus: «Il fallait que je bricole quelque chose d’utile.» Alors qu’il travaille dans l’industrie des machines à Sonceboz, il continue de défricher en suivant son immense curiosité, ses passions personnelles l’entraînent loin, très loin. «J’exagère, je creuse, à la recherche de clés de lecture, il faut que je comprenne, ça me fait du bien. Je déniche des bouquins, philosophie, sociologie, exégèse biblique, bref, de quoi nourrir ma tête.»

C’est là qu’intervient une rencontre providentielle avec le père du micro-ordinateur Smaky du poly de Lausanne : «En faisant des recherches, je découvre que le professeur Jean-Daniel Nicoud de l’EPFL organise un séminaire de robotique. J’y vais et je suis le seul jeune entrepreneur au milieu d’une assemblée de spécialistes et d’académiques. À la fin, il vient me voir et nous parlons. Je lui raconte mon projet et il me propose – c’est le plus incroyable – de travailler avec lui dans la recherche pour la détection de mines. Un rêve devenait réalité.»

La fondation a failli disparaître dans le sillage de la crise financière de 2008. Même si sur le terrain ses qualités sont connues dans le monde entier, la reconnaissance de ses compétences par la Confédération représente un énorme pas en avant.

François Othenin-Girard

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