Publié le: 6 mars 2020

A offrir: les clés du Vieux Genève

PASSION – Andréas Jäggi fut menuisier, tapissier, antiquaire et expert. A 80 ans, il souhaite céder sa prestigieuse collection de 1602 «sésames» à laquelle il a consacré toute son énergie depuis 50 ans.

A 80 ans, Andréas Jäggi ne manque ni de verve, ni de ressort. Mais surtout, il a toutes les clés en main. Ce Genevois aux origines bernoises (Madiswil) contacte le Journal des arts et métiers pour nous parler de son incroyable collection. Constituée d’une série de 1602 clés en fer forgé, artisanales et pour la plupart fabriquées à la main, cette dernière ouvre les portes du Vieux Genève du 12e au 20e siècle. Pour des raisons d’âge et de santé, cette collection unique est à remettre. «Vous ne serez pas déçu», glisse-t-il au téléphone, en préambule à notre visite.

Un gamin bricoleur

Placé en orphelinat à l’âge d’un mois, Andréas Jäggi est né en juillet 1939. L’Europe entière plonge dans la guerre. L’enfant est déplacé d’une institution à l’autre, la Petite Maisonnée à Genève, Moriga (BE), puis Neuhaus, Delémont et Courtelary. Le gamin qui bricole apprend un métier, menuisier, puis un autre, tapissier décorateur (diplôme fédéral). Il devient architecte d’intérieur. Ses talents de vendeur font de lui une pointure à une époque bénie des dieux de l’ameuble­ment. Dans la foulée, il devient antiquaire et exerce comme expert dans cette branche.

Mais s’il est connu à Genève, où il réside avec son épouse, c’est aussi en raison du combat qu’il a mené durant quarante ans face à la justice pour prouver que son père supposé était bien son père naturel. «Grâce à moi, la loi a changé pour la reconnaissance de la paternité, même si aucune femme ne m’a jamais remercié pour cette percée», ironise-t-il. A trente ans, il se glisse dans la peau d’un collectionneur. «Tout a commencé avec un seau où l’on jetait les clés après avoir changé les serrures, raconte-t-il. J’ai commencé à les nettoyer, à les polir et à les troquer, à en dénicher d’autres dans les brocantes. Des collègues et des amis m’en ont apportés – au gré des circonstances.»

La clé genevoise: totémique

Aujourd’hui, Andréas a cadenassé la collection. «J’ai choisi de m’en tenir à 1602 exemplaires – ce chiffre correspond bien sûr à la date de l’Escalade.» Un symbole de liberté célébré chaque année religieusement à Genève: la victoire des troupes protestantes contre l’armée du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier qui tenta de prendre la ville au moyens d’échelles en bois démontables.

La clé genevoise est un objet totémique. On la retrouve partout, dans les vitrines des chocolatiers, évoquée par le monde de la bijouterie et de l’horlogerie, emblème sacré de certaines confréries. Et bien entendu sur les armoiries de la Ville et du Canton, en référence à l’apôtre St-Pierre, patron de l’Eglise de Genève et de la Cathédrale de la ville.

Une grande clé est même pendue à la flèche de la Tour du Molard, apparemment en souvenir d’un traître qui, en cette même année 1602, fut pris en flagrant délit, alors qu’il s’apprêtait à trahir sa ville en les cachant dans le ventre d’une… dinde destinée à l’ennemi savoyard («Le Temps», 10.7.2017).

Pour le sourire de Regina

«A La Clef d’Or», c’est aussi le bien-nommé magasin d’antiquités qu’Andréas Jäggi a repris en 1992. Toujours cette clé, qu’au bout du lac, on préfère orthographier avec un «f». L’antiquaire privilégie lui aussi la vieille orthographe de «clef». Son slogan, c’est «Prestige, Tradition et Qualité».

En ce jour de février 2020, une lumière voilée, printanière et mystérieuse, baigne la rue René Louis Piachaud. Il nous y accueille avec son épouse bernoise Regina – quel magnifique sourire que celui de cette ancienne championne de patin à glace! Tous deux évoquent ses heures de lumière, notamment dans le spectacle d’Holiday on Ice. Le couple pose à l’entrée du magasin (qui n’est pas fermé à clé, ce jour-là).

L’échoppe est plongée dans l’obscurité et pas chauffée. Vêtu de grands manteaux, mes hôtes racontent leur trajectoire. Parlent des travaux titanesques qu’il a fallu faire en entrant. Ce magasin pour lequel il recherche aujourd’hui un repreneur.

Le festival des clés

Muni d’une torche électrique, Andréas Jäggi fait émerger la collection des tiroirs (sans clés) de deux meubles anciens. Le spectacle commence. De la plus petite (de la taille d’une pièce de cinq centimes, pour un coffre à bijoux) à la plus grande (30 centimètres), du 12e au 20e siècle, toutes ont ouvert quelque chose: certaines en solennité les portes de la Cathédrale, d’autres dans un silence huilé des coffres-forts pleins de secrets, les portes d’austères maisons calvinistes, d’une Confrérie franc-maçonnique et de l’Ordre de Malte. Sans oublier les synagogues, les caves et les galetas, les prisons.

Plus on progresse, plus les tiroirs sont lourds. Certains renferment du pur insolite: cette clé-pistolet (un seul coup, mais mortel!) eut plu à Agatha Christie. On y aperçoit un modèle pour les mariés – qui ne se quittent jamais; plusieurs modèles de poche se replient pour prendre moins de place dans les sacs à main des dames. On n’oubliera pas le modèle du geôlier, doté de deux bouts (pannetons) utilisables pour deux serrures différentes.

Le rite du collectionneur

Brandissant trois clés du 12e siècle, Andréas Jäggi a instauré un petit rituel pour ses visiteurs qui les prennent en main et formulent un vœu. Si la collection dit quelque chose à propos du collectionneur, celle d’Andréas Jäggi se raconte aussi d’elle-même. Chacun des 1602 «sésames» est authentifié, doté d’un sceau, d’un ruban rouge et jaune aux couleurs du Canton de Genève, d’une petite étiquette métallique sur laquelle sont gravés en lettre d’or l’usage et l’époque. Et d’une étiquette pour le prix.

«Clé de voûte» de cette collection: deux anciennes clés judaïques du 18e siècle, extrêmement rares et dont le prix est estimé à 7,2 et 9,9 millions de francs. Pour le reste, toute la collection, spécimen après spécimen, a été expertisée par deux spécialistes. Le premier, Jean-Josef Brunner de Lyss, expert en clés anciennes ayant publié de nombreux ouvrages et qui travaille comme expert pour les musées. Le second, Jean-Pierre Gillieron, «ancien professeur au Centre d’enseignement professionnel technique et artisanal (CEPTA) durant 27 ans et Maître Serrurier à son compte depuis 64 ans».

«Après une étude approfondie sur place, cette collection est rarissime et représente une grande valeur historique pour le canton de Genève», écrit Jean-Josef Brunner. Et de conclure que son intérêt réside égale­ment dans sa «grandeur», dans sa «diversité exceptionnelle», «le fruit de plusieurs dizaines d’années de recherche». Et qu’à sa connaissance, il n’a «jamais vu une telle collection».

Deux clés judaïques rarissimes

Chaque clé a son prix. «La valeur totale de la collection s’élève à 45 millions de francs, détaille Andréas Jäggi. Je souhaite toutefois la donner d’une seule pièce, à un musée, une fondation, une société qui souhaiterait nous aider à valoriser ce patrimoine. Et surtout éviter que les clés partent aux enchères et que la collection soit dispersée.»

En revanche, les deux clés judaïques seraient vendues ensemble. Le prix de vente de ces dernières reste à définir entre les deux parties.

«Après votre visite, précise en souriant le collectionneur au téléphone, toute la collection est retournée en lieu sûr à la banque.» Un établissement dont il ne possède (malheureusement) pas les clés!

François Othenin-Girard

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