Publié le: 4 septembre 2020

«Ce serait un jeu dangereux»

CONSEILLÈRE FÉDÉRALE KARIN KELLER-SUTTER – «Une adoption de l’initiative de limitation serait désastreuse pour les PME», déclare la directrice du DFJP. Si les Accords bilatéraux I devaient être abandonnés, un système de quotas entrerait à nouveau en jeu. Avec un net désavantage pour les PME.

Journal des arts et métiers: L’initiative de limitation (IL) exige que la Suisse réglemente à nouveau de manière indépendante l’immigration des étrangers en provenance de l’UE. Quels sont les arguments qui s’y opposent?

CF Karin Keller-Sutter: La Suisse gère aujourd’hui déjà son immigration elle-même, par le système d’admission dual. En ce qui concerne l’espace constitué par UE et l’AELE, les personnes qui viennent doivent pourvoir travailler ou disposer de moyens suffisants.

Quant aux pays hors de cet espace, le Conseil fédéral fixe chaque année un contingent pour le recrutement de main d’œuvre spécialisée. Mais l’immigration est avant tout dépendante de la conjoncture: elle dépend de la demande sur le marché du travail suisse. Les chiffres des dernières décennies le démontrent.

L’initiative de l’UDC ne veut rien d’autre que renégocier l’accord sur la libre circulation des personnes. Qu’est-ce qui ne va pas avec la renégociation?

Il faut faire une appréciation réaliste de la situation. On a vu après l’acceptation de l’initiative «Sur l’immigration de masse », en 2014, que l’UE n’était pas prête à négocier. Et le délai d’un an pour négocier affaiblit la position de la Suisse: l’autre partie sait que nous n’avons qu’une année devant nous, sans quoi nous devrons résilier l’accord.

Et la résiliation de l’accord sur la libre circulation des personnes entraînera la chute automatique des six autres accords bilatéraux 1. C’est un jeu très risqué. Nous devons nous demander si nous sommes prêts à risquer une perte des accords bilatéraux 1, et ainsi la perte de l’accès au marché de notre plus important partenaires commercial, sans même pouvoir atteindre l’objectif de l’initiative.

Car l’initiative ne fera pas diminuer l’immigration. Comme je l’ai dit: l’immigration dépend surtout de la conjoncture. Cette initiative est un coup de poker qui menace notre prospérité et nos emplois.

«L’immigration dépend surtout de la conjoncture. cette initiative est un coup de poker contre la prospérité et les emplois.»

Les opposants à l’IL affirment qu’il s’agit en fait d’une initiative de résiliation visant à abolir la libre circulation des personnes (ALCP). Quel est votre avis?

Je n’ai pas à juger le vocabulaire utilisé par les uns et les autres. L’objectif déclaré de l’initiative est de mettre fin à la libre circulation des personnes avec l’UE. C’est un fait. Concrètement, les initiants demandent au Conseil fédéral de dénoncer unilatéralement l’accord sur la libre circulation des personnes, s’il n’a pas réussi à négocier avec l’UE pour que l’accord cesse d’être en vigueur dans les douze mois qui suivent la votation.

Quelle est l’importance de l’ALCP pour l’économie suisse dans son ensemble?

Notre économie est fortement tournée vers l’exportation, en particulier le secteur industriel, mais aussi de nombreuses PME. Trois emplois sur quatre dans notre pays dépendent du commerce international. Et la moitié des marchandises que nous exportons vont dans l’Union européenne. Si les accords bilatéraux 1 tombent, nos entreprises perdront l’accès pratiquement sans obstacle au marché de l’UE. La voie bilatérale est le chemin choisi librement par la Suisse pour régler ses relations avec l’UE, après le «non» à l’Espace économique européen, en 1992.

«ces dix prochaines années, il manquera 25 000 personnes par années pour compenser les départs à la retraite.»

Un système de contingents généralisés serait très bureaucratique. C’est à l’Etat de décider qui a le droit de recruter un collaborateur à l’étranger. Ayant grandi dans une petite entreprise, je me souviens bien de l’époque des contingents: c’est souvent les grandes entreprises qui avaient la priorité.

Quel serait l’impact sur les PME suisses si l’accord sur la libre circulation des personnes avec les Etats de l’UE et de l’AELE venait à expirer?

Deux tiers des PME sont actives à l’international et une sur trois fait plus de la moitié de son chiffre d’affaires à l’exportation. Si les bilatérales 1 tombent, la perte de l’accord sur les obstacles techniques au commerce serait particulièrement douloureuse pour les petites entreprises. Elles sont souvent mal armées pour faire certifier à double les produits qu’elles veulent exporter dans l’UE. Une acceptation de l’initiative de limitation serait vraiment fatale pour les PME. Les grandes entreprises, elles, pourraient plus facilement contourner la difficulté par le biais d’une filiale dans l’UE.

Jusqu’à 2030 environ, la géné­ration baby-boom partira à la retraite et les travailleurs quittant le marché du travail seront plus élevés que ceux qui y entreront. Dans ce contexte, quelles seraient les conséquences de l’adoption de l’initiative de limitation?

C’est exact, la génération du babyboom – ma génération – approche de l’âge de la retraite. Et nous manquons de jeunes pour prendre la relève et occuper les emplois. Le manque de main d’œuvre, que notre économie ressent déjà aujourd’hui, va s’accentuer. Ces dix prochaines années, il manquera 25 000 personnes par année pour compenser les départs à la retraite. Nous avons donc un besoin urgent de personnel dans de nombreux secteurs, par exemple dans la santé. Les initiants admettent d’ailleurs eux-mêmes que nous aurons toujours besoin d’immigration, même sans libre circulation des personnes.

D’autres traités des bilatérales I sont liés à la question de la libre circulation des personnes. Comment le Conseil fédéral évalue-t-il l’avenir de ces accords si les ALCP étaient effectivement résiliés (clause guillotine)?

Ce mécanisme a été introduit dans les négociations bilatérales I. La Suisse et l’UE ont ficelé un paquet de sept accords sectoriels et convenu qu’aucune des deux parties ne pourrait pas renoncer unilatéralement à un seul accord sans faire tomber les six autres. C’est une clause écrite dans chaque accord, et il faut bien garder à l’esprit qu’elle est automatique. Il n’y a donc plus rien à négocier: les bilatérales 1 tomberont automatiquement si nous devons résilier l’accord sur la libre circulation des personnes.

L’accord sur les obstacles techniques au commerce revêt une importance particulière pour notre économie et certains secteurs. Quelles seraient les conséquences si la clause guillotine était effectivement appliquée?

L’accord sur les obstacles techniques au commerce permet à nos entreprises d’exporter leurs produits dans tous les pays de l’UE sans devoir les faire certifier spécialement: la certification faite en Suisse est reconnue dans l’UE, et inversement. C’est un élément très important pour la compétitivité, que ce soit pour les fabricants de machines à café ou de technologie médicale, par exemple.

«la clause guillotine est automatique. il n’y a donc plus rien à négocier.»

Swiss est toujours considérée comme une compagnie aérienne suisse malgré son rachat par Lufthansa. Quelles seraient les conséquences pour le transport aérien si l’accord de transport aérien devait tomber?

La perte des accords bilatéraux 1 aurait des conséquences très lourdes dans le domaine de l’aviation. Sans l’accord sur le transport aérien avec l’UE, Swiss, Edeweiss, Helvetic et d’autres compagnies aériennes perdraient les droits de trafic et l’interdiction de toute discrimination qui les mettent sur un pied d’éga­-lité avec leurs concurrentes européennes. Et il faut bien préciser que Swiss a besoin de ses propres droits de trafic, même si elle appartient au groupe Lufthansa.

Interview: Gerhard Enggist

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