Publié le: 1 octobre 2021

Cibler un tourisme d’émotions

ANALYSE – La Confédération a décidé d’investir 60 millions dans le tourisme début septembre. L’idée est de stimuler le redressement. Les commentaires sceptiques des observateurs ne changent rien au problème. La branche doit s’attaquer aux prochains défis, constate José Seydoux, spécialiste du tourisme (partie II).

JAM: Climat, responsabilité sociale, numérisation: de quoi va-t-on parler dans le tourisme ces prochaines années? Et de quoi ne va-t-on pas parler alors qu’on le devrait peut-être?

José Seydoux: C’est une question engageant l’avenir et surtout la responsabilité des générations présentes et futures face à l’évolution du tourisme. J’ai déjà fait allusion au climat en parlant de «dérangement climatique» qui me paraît plus explicite; or, c’est dans un contexte écologique et environnemental extrêmement tendu, lequel, lui déjà, péjorait un développement sain du tourisme, qu’est intervenue la pandémie. Avec ses énormes restrictions sanitaires et ses interdictions de voyager, de consommer et de vivre les loisirs. L’adage selon lequel une catastrophe n’arrive jamais seule prend ici toute son éloquente dimension…

La fin du tourisme, somme toute?

Ce dont on est conscient et qui s’est largement confirmé dans le passé, c’est que le tourisme peut s’avérer un facteur de dérèglement écologique et environnemental – si bien incarné par la présence des super-cargos de croisière dans la baie de Venise, comme par des horreurs genre Benidorm (station espagnole développée dès les années cinquante, ndlr): c’est un germe autodestructeur, s’il n’est pas normalisé et restructuré, autrement dit intégré à l’environnement. Il faut en convenir.

Touristophile convaincu, je prétends que le vrai tourisme doit être essentiellement un tourisme à valeur ajoutée, c’est-à-dire respectueux de la nature, un antidote du monde du travail, un facteur de revalorisation socioéconomique, où l’accueil des hôtes est un état d’esprit permanent et omniprésent.

Dans une configuration mondiale, où l’on est parti d’un passe-temps élitiste à un phénomène de masse totalement incontrôlable, le voyageur lambda, le vacancier par définition, va continuer de voyager… et le voyageur d’affaires itou. Car trop déterminants s’avèrent les besoins d’évasion, de santé, de loisirs, de découvertes, de rencontres et d’hédonisme. Alors, c’est un peu le monde qui s’amuse et se détraque dans un contexte de rendement, de profit, d’optimisation du travail! Or, le facteur humain est trop important pour être confié aux seuls managers et autres technocrates à la mode…

Qu’est-ce que la crise pandémique et la crispation du débat sur le climat auront apporté?

Le changement post-Covid sera à la mesure du choc provoqué dans l’exploitation des entreprises. Si le tourisme de loisirs en général va reprendre gentiment de son ampleur et de sa vivacité, avec un accent plus marqué au début sur les destinations indigènes, force sera de constater une dégradation du tourisme d’affaires et de congrès, soit 70 à 80 % du mouvement total à Genève et à Lausanne. Et ce au profit des rencontres virtuelles, ce que l’on ne peut pas considérer comme un progrès en matière de relations humaines… Question de mentalité, de prise de conscience et de sens de l’adaptation pour les générations futures.

Ce que nous vivons actuellement, notamment sous l’effet de la double crise, dérangement climatique et pandémie, permet néanmoins de dégager certaines tendances positives, telles qu’un retour aux notions de proximité et de préférences naturelles; le tourisme n’est-il pas un produit du terroir par excellence et un facteur identitaire, même dans un contexte de mesures drastiques et énergétiques contre le CO2 et la pollution sous toutes ses formes?

Les vacances sauveront-elles le tourisme? Quelles transformations de fond attendent cette branche?

Le tourisme de masse et au rabais (voyages aériens low cost, croisières, etc.) doit se transformer en un tourisme d’émotions, de sensibilité, de découvertes, bref plus authentique. Dans l’immédiat, on devrait assister à une certaine normalisation de l’offre d’établissements publics, avec la fermeture ou le changement d’affectation d’entreprises vulnérables. Puis les choses reprendront dans l’ordre en fonction de comportements de clientèle peut-être plus raisonnés et surtout plus responsables. Mais le besoin de découvrir, de se rencontrer, de vivre une certaine convivialité, de fêter va reprendre le dessus. Ce que l’on appelle une échappée belle.

Les spécialistes de la science touristique moderne s’accordent à reconnaître la nécessité de programmes et de feuilles de route contraignants, comme l’étalement des vacances, l’arrêt de la croissance des capacités d’accueil (là, naturellement, où celles-ci sont suffisantes en moyenne annuelle), la stimulation de l’écotourisme, l’éducation au voyage, la revalorisation des métiers de l’hôtellerie et de la restauration, l’intégration du trafic automobile aux concepts de complémentarité des transports touristiques, la remise de l’Homme au centre de la qualité de vie… et, pourquoi pas, un plus fort engagement des femmes dans le management. La numérisation aussi va se développer, une perspective de bon augure, si elle le fait sans toucher au facteur humain.

Le réseau «Veille Tourisme», un site pour les professionnels, a présenté un dossier intéressant sur la répartition des flux touristiques grâce au GPS (région Provence-Alpes-Côte d’Azur) pour préserver la qualité de l’expérience touristique des vacanciers et protéger l’environnement. La Suisse pourrait-elle s’en inspirer?

Tous les efforts entrepris pour optimiser cette «qualité de vie en voyage», incluant bien sûr la protection maximale de l’environnement, sont à encourager et s’inscrivent parfaitement dans une logique de développement et de prospective à l’horizon des années trente. Les initiatives comme le réseau «Veille tourisme» ou les systèmes de GPS visant à planifier instantanément le trafic automobile ne peuvent qu’améliorer l’éventail des outils à disposition.

Néanmoins, toute la politique de marketing, en amont, doit déjà tendre à diversifier la clientèle potentielle des marchés actuels et futurs, et à déboucher sur des mesures d’incitation à pratiquer des tarifs adaptés à son pouvoir d’achat, tant dans l’espace que dans le temps. Pour faire court, les offices de tourisme, les hôteliers et autres hébergeurs ne doivent pas mettre tous leurs œufs dans le même panier ni pratiquer une ségrégation de la clientèle.

La Suisse, îlot de cherté au cœur de l’Europe comme on a tendance à l’étiqueter, sur la base de politiques tarifaires surannées, aurait besoin que les acteurs du tourisme s’épanchent sur ce type de réflexion. Certains en sont déjà conscients, d’autres rechignent à voir la réalité en face.

Interview:

François Othenin-Girard

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