Publié le: 3 mai 2019

D’amour et de mort – en 3D

WICKED ROBOT – Laurent Genoud et ses onze imprimantes 3D ont lancé une start-up à Riaz (FR). L’entrepreneur ne compte pas s’en tenir à ces têtes de mort mexicaines – imprimées en amidon de maïs recyclable.

Assez hypnotisant, le doux ronron de onze imprimantes 3D travaillant côte à côte. «Le jour où je m’en suis procuré une, ma créativité a pris un nouveau tournant, sourit Laurent Genoud, créateur de Wicked Robot. Au début, je pouvais passer des heures à regarder un objet prendre forme, comme un enfant qui regarde un feu brûler ou une araignée tisser sa toile.»

Cette magie demeure, tandis que le jeune entrepreneur s’active à la manœuvre. De retour d’une tournée promotionnelle dans la région de Los Angeles, il jette un coup d’œil aux machines qui bourdonnent, supervisées par son pote Stéphane Bo­schung. Une septantaine de pièces sont attendues par des clients aux Etats-Unis.

Sur chaque plateau, un filament blanc trace une microcouche, s’élevant jusqu’à former peu à peu une tête de mort blanche. Son style, dû au designer suisse Alain Schlup, est résolument Calavera mexicain, mais légèrement décoré de motifs en dentelle. Sur les étagères, divers objets, des lampes en forme de lune, des petits crânes, un buste et un bras.

En cette fin de matinée dans un petit abri antiatomique à Riaz – nous faisons connaissance avec «La Petite Mort»: «une lampe biodégradable en forme de crâne qui propage l’amour et projette des cœurs sur les murs.» En mars dernier, nous apprenions l’existence de cet atelier de production 3D – à quelques champs de maïs de Bulle en Gruyère. La start-up suisse est pour l’heure installée dans le sous-sol d’une villa.

«Une allégorie qui fascine»

«Pendant que nos machines travaillent, nous nous activons beaucoup sur les réseaux sociaux et envoyons des milliers de messages pour faire connaître notre produit, raconte Laurent Genoud. Cette tête est aussi une allégorie de la mort et du temps qui passe, ce qui semble fasciner l’humanité depuis la nuit des temps. Notre peur de la mort est transcendée par l’amour, car si l’on a aimé, on ne regrettera pas d’avoir vécu ce qu’on a vécu.»

Les moments romantiques, il a connu. Cela fait du bien, tel est son message. Et son support est en soi un autre message. Les crânes ne sont pas en sucre, comme ces Calaveros mexicains. «Ils sont constitués de PLA, un polymère biodégradable à base d’acide polylactique, dérivé de l’amidon de maïs, poursuit le Gruérien. Cela veut dire qu’ils se décomposent en 47 jours dans une installation de compostage industrielle, en trois mois pour le compostage domestique, en deux ans dans la nature et en trois dans la mer. C’est très peu, comparé aux autres substances utilisées dans les imprimantes 3D, les ABS et autre PETG – tous dérivés de produits pétroliers.»

Une tĂŞte: 24 heures de travail

Il aura fallu deux années de développement pour aboutir à cette lampe et sa télécommande, son éclairage LED à plusieurs couleurs, rechargeable et dotée d’une autonomie de douze heures. Wicked Robot les expédie par la poste et accepte tous les moyens de paiement, y compris les bitcoins! La lampe pèse 300 grammes et coûte 89 francs. Pour 24 heures de travail, c’est peu! Les onze machines de Laurent permettent de produire environ 300 objets par mois. Pour commencer!

Où est-il allé pêcher cette idée? Né dans la région, il débute sa trajectoire professionnelle par un apprentissage de cuisinier, puis se reconvertit dans le graphisme. Expatrié en Asie, il vit une décennie en Thaïlande, sur l’île touristique de Ko Samui, où il tient une maison d’hôte. En quelques années, 600 clients et de nombreux amis sont venus lui rendre visite.

Besoin de bricoler

«Cela me laissait suffisamment de temps pour mon activité de webdesigner, j’avais de nombreux clients en Suisse. Mais parfois, je ressentais le besoin de quitter le monde des écrans et de retrouver une activité manuelle. Quand j’étais petit, mon grand-père avait un magnifique atelier où j’ai bricolé toutes sortes de choses, comme une remorque pour mon vélomoteur. En réfléchissant au type de hobby qui me plairait, je suis tombé sur cette idée d’une imprimante 3D.»

Le choix du matériel biodégradable s’explique aussi par ce que Laurent Genoud a observé en Asie et ailleurs. «J’ai découvert avec effroi les conséquences de l’hyperconsommation et de déficiences dans la planification urbaine. Quand on construit les routes au fond d’un torrent et qu’on laisse les poubelles au bord de la route, il suffit d’une forte pluie pour emmener tout le plastic au large. Et ensuite, on a beau nettoyer les plages, dès que le vent tourne, il en revient toujours. Il faut agir en amont…»

Lutte contre le standardisé

Laurent Genoud vise par son activité à créer une alternative entre la production industrielle de masse et le pur artisanat. «La production en grandes séries implique un design qui permette une telle production et des moules qui coûtent très chers. Le résultat, c’est que l’on obtient de plus en plus de produits standardisés, donc écoulés par la grande distribution. Et qui sont tout sauf biodégradables! Or cette démarche tend actuellement à s’imposer comme le mode de production par excellence. Entre ceci et l’artisanat, nous avons envie de créer quelque chose de nouveau!»

Next step: s’attaquer aux canaux de distribution. Diverses démarches sont en route. Laurent Genoud ne crâne pas, il suit son chemin!

François Othenin-Girard

il a une idée

Laurent Genoud songe à lancer une plate-forme pour mettre en relation les designers 3D et leurs futurs utilisateurs. «Les designers proposeraient leur projet sur cette plate-forme, et nous organiserions le vote du public. Je vois bien que les imprimantes 3D stimulent l’imagination des gens. Tout le monde a son truc à dire, son conseil à donner. Personne ne se gêne d’apporter une nouvelle idée – et c’est très bien comme ça.»

Un changement de paradigme: «Je pense que dans la production industrielle, les gens voient bien que de développer une nouvelle idée coûte des sommes astronomiques. L’artisanat lui aussi coûte cher et tout le monde ne peut pas se l’offrir. Nous voulons faire remonter de beaux projets, pas futiles, mais esthétiques, afin qu’un nombre maximum de gens puissent en profiter.»

«j’aime être utile aux autres»

«J’ai eu du temps pour réfléchir au type d’objets que je souhaitais imprimer. Durant cette phase d’exploration, je suis tombé sur une association, E-nable, qui met en relation les gens qui ont besoin d’une prothèse et ceux qui ont une imprimante 3D. Et qui met à disposition des fichier open-source pour imprimer des prothèses. En cherchant le groupe du pays où j’habitais, la Thaïlande, j’ai fait la connaissance d’Arvin, un jeune Philippin né sans avant-bras. Je me suis posé comme défi personnel de lui imprimer une prothèse.»

«Ce n’était pas évident du tout. Il fallait monter la machine, environ 15 heures de travail de très haute précision, car la matière qui coule mesure entre un et deux dixièmes de millimètres. Et la prothèse comprend une cinquantaine de pièces, compliquées. Arvin habitait sur une île et moi aussi. Donc pour venir, il a fallu prendre quatre vols, sans oublier les nombreuses autorisations pour qu’il puisse obtenir de quitter le pays. Sur place, il a fallu adapter la prothèse à son bras.»

«Mais le plus fantastique fut d’observer la fonction sociale de la prothèse et l’effet que cette dernière eut sur le regard des gens. Cela changea sa vie du tout au tout. Aux dernières nouvelles, Arvin s’est lui-même acheté une imprimante 3D, constitué un groupe E-nable aux Philippines et il construit des prothèses pour les gens qui en ont besoin. Je pense que de manière générale, les imprimantes 3D vont permettre de faire beaucoup de choses de ce genre, transformer peut-être la vie entre voisins ou habitants d’une même rue.»

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