Publié le: 7 avril 2017

«Expert sur S3, je n’ai pas été consulté!»

Claude nicollier (iii) – La 1re partie (février) de l’interview abordait son expérience de pilote, la 2e les vols habités sur mars. 
Pour le JAM, l’astronaute analyse ici pour la première fois en détail l’échec d’un projet spatial suisse, Swiss Space Systems (S3).

Les deux premières parties de cette interview de Claude Nicollier ont été publiées dans les éditions de février et de mars du JAM. Cette avant-dernière partie aborde l’échec de Swiss Space Systems (S3), dont nous avions fait paraître un portrait le 9 mai 2014. En revanche, Claude Nicollier ne s’exprime pas sur le volet pénal en cours (agression du CEO Pascal Jaussi ou mise en scène par l’intéressé).

JAM: Quelle est la position de la Suisse dans ce monde spatial?

n Claude Nicollier: La Suisse est une nation spatiale. Elle participe de manière importante (compte tenu de sa taille) aux programmes de l’ESA, l’Agence Spatiale Européenne. Il y a des niches en Suisse, dont plusieurs sont de très haute valeur et viennent tout naturellement du monde horloger. Nous développons, construisons et livrons des systèmes mécaniques, électromécaniques et électroniques de haute qualité pour le spatial. Le CSEM, par exemple, construit des composantes de grande précision et valeur pour des satellites météo 
de l’ESA. Nous avons des niches 
d’excellence de produits le plus 
souvent miniaturisés. Une grande partie du know-how horloger est 
passé dans le spatial.

Qu’est-ce qui a conduit à la chute de Swiss Space Systems (S3)?

n Bon, se tromper est toujours une source d’apprentissage, mais les opportunités d’aller dans l’espace ne sont pas si fréquentes. Cela coûte cher, donc, dans le cas d’une mission spatiale, il ne faut pas simplement essayer pour voir si ça marche, et se dire que si ça ne marche pas, on va apprendre quelque chose! Il faut tout mettre de son côté pour que ça marche, avec des systèmes fiables et bien testés, une architecture de système qui soit redondante, avec une bonne tolérance à toute une gamme de problèmes techniques ou d’erreurs opérationnelles. Puis, il faut beaucoup d’entraînement et de simulations dans des conditions réalistes. Si malgré tout on a un échec de la mission, on va apprendre quelque chose, bien sûr, mais il faut tout faire pour que la réussite soit quasi-certaine du premier coup!

La situation est semblable pour une compagnie privée qui se lance dans le spatial. Il faut viser la réussite de la compagnie et l’atteinte des objectifs fixés, mais il faut une équipe de management et une base technique très solide, avec des garde-fous au cas où les choses ne se déroulent 
pas comme prévu, sur le plan technique ou financier. L’idée de S3 était excellente. Dans le cas d’une fusée (ou de la Navette Spatiale également) qui part initialement à la verticale, puis incurve progressivement sa 
trajectoire en direction de l’orbite 
désirée, il y a une forte perte de 
performance à cause de l’effet de la gravité terrestre exactement opposée à la direction du mouvement initial, et aussi de la traînée pendant la phase de la montée dans les basses couches de l’atmosphère. Avec S3, en amenant le petit vaisseau spatial SOAR, avec sa charge utile, assez haut dans l’atmosphère sur le dos d’un avion de ligne modifié et en le détachant à l’horizontale pour qu’il poursuive sa trajectoire vers des conditions proches du vol orbital, on allait être gagnant!

Mais le défi technique était de taille. Le rêve de l’équipe de S3 était d’utiliser des composantes déjà existantes, ou en tous cas bien étudiées et connues, et de les intégrer pour l’assemblage de SOAR. Il y avait un moteur fusée russe existant et fiable, un avion spatial étudié en détail par une équipe de Dassault en France dans le passé (Hermes), et d’autres composantes déjà existantes dans divers pays. Il aurait été très remarquable qu’une petite compagnie à Payerne, sans expérience passée dans le spatial, réussisse la performance d’une intégration de tous ces éléments, et la mise en œuvre opérationnelle du système avec succès, Mais cela a été trop difficile pour S3. Je pense aussi que l’équipe a manqué de se focaliser suffisamment sur l’objectif principal qui était le lancement de petits satellites avec un système de mise en orbite essentiellement réutilisable. Il y avait ce projet de vols paraboliques avec un Airbus 340 modifié qui aurait pu amener de l’argent à la compagnie si ça avait marché, mais qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’objectif principal déjà difficile à atteindre. On parlait aussi de vols suborbitaux habités dans un deuxième temps. Bien qu’a priori attractif, en tous cas pour certains, cet objectif supplémentaire a été une distraction qui a freiné la progression vers l’objectif de base.

«Pascal Jaussi, le CEO de S3, aurait dû demander de l’aide technique et opéra-
tionnelle extérieure.»

Avec le recul, je pense que Pascal Jaussi, le CEO de S3, aurait dû, beaucoup plus qu’il ne l’a fait, demander de l’aide technique et opérationnelle extérieure. La société a trop travaillé en cocon fermé. Je faisais partie d’un «Comité d’experts» qui n’a pas été consulté pendant les quelques années d’existence de S3, sauf à une occasion pour une discussion sur la version habitée de SOAR, ce qui n’était, encore une fois, qu’une distraction par rapport à l’objectif primaire du système!

Le concept imaginé par S3 reste un concept intelligent pour le lancement de satellites, et l’idée n’est certainement pas à rejeter en bloc. Peut-être qu’il renaîtra un jour sous d’autres cieux et avec des variantes. Entretemps, bien sûr, la compétition est féroce entre les compagnies privées qui travaillent dans le spatial aux Etats-Unis, et tout spécialement SpaceX d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Ces sociétés sont de grande envergure, avec des équipes techniques de premier ordre. Elles ont été beaucoup aidées par la NASA qui utilise leurs services pour l’approvisionnement de la Station Spatiale 
Internationale en équipement, et bientôt en personnel embarqué! 
La compagnie S3, quant à elle, 
n’a malheureusement pas bénéficié d’aide institutionnelle. Une pareille aide aurait-elle pu la sauver? Pas 
impossible!

Interview: 
François Othenin-Girard

solar stratos, vu par Claude nicollier

«Solar Impulse avait pour objectif de faire le tour du monde avec un avion solaire monoplace de 2,5 tonnes sans utiliser de carburant. C’était difficile et ça a pris du temps, mais ça a marché. Chapeau bas à l’équipe! L’idée de Solar Stratos, comme je la comprends, est de monter très haut dans l’atmosphère avec un avion pro-
pulsé par l’énergie du rayonnement
solaire. L’objectif est d’explorer la frontière haute de l’aviation solaire. La haute altitude signifie aussi un scaphandre pressurisé pour le pilote Raphaël Domjan. Solar Impulse avait un plafond de 8500 m sur mer, et une alimentation en oxygène pour le pilote suffisait. Pour Solar Stratos, 
volant au-dessus de 15 000 m sur mer et jusqu’à plus de 20 km, le 
scaphandre pressurisé sera une nécessité absolue. C’est un nouveau développement technique intéressant. Se faire aider par d’autres qui connaissent est essentiel. Les Russes sont impliqués avec leur scaphandre utilisé pour le spatial. On parle souvent d’aller «à la frontière de l’espace» avec Solar Stratos. Il est vrai que, visuellement, on aura un peu l’impression d’être dans l’espace: ciel très sombre, perception de la rotondité de la Terre. Mais il faut préciser qu’on ne verra pas les étoiles en plein jour, contrairement à ce qui est dit parfois (tant que le soleil est au-dessus de l’horizon, ce qui est la définition du jour. Nos yeux sont sur le mode «jour» et n’ont pas la sensibilité pour voir les étoiles). D’autre part, il faut rappeler que l’espace commence à 100 km, donc on n’y sera pas tout à fait… Reste que ce sera assurément une très belle expérience pour le pilote, et pour ceux et celles qui auront la possibilité de voler comme passagers dans la version biplace de l’avion, qui est encore à concevoir, construire, tester et rendre opérationnelle!» Claude Nicollier

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