Publié le: 6 octobre 2017

«Il faut savoir porter sa vue au loin»

double carrière – Tête chercheuse de la finance à Genève, Larissa Rosanoff est devenue chanteuse d’opéra professionnelle. 
La voici à la tête de deux PME: une source d’inspiration pour ceux qui rêvent de transformer leur passion en métier.

Faire de sa passion un métier? Lancer de front deux carrières à haut niveau? Abandonner une sécurité financière pour devenir entrepreneur, avec tous les risques que cela comporte? Mener tambour battant une transition de carrière dans un domaine diamétralement opposé, du moins en apparence? Tout cela, c’est la fusée Larissa Rosanoff. Cette tête chercheuse en fonds, classée dans le top ten de la finance à Genève, est devenue chanteuse d’opéra professionnelle. Quelle inspiration pour les chefs d’entreprises!

Aujourd’hui, elle arpente les grandes scènes avec succès. Or même si l’opéra est devenu son nouveau métier, elle ne fait pas que cela. Tout artiste mène sa barque entrepreneuriale et doit se poser les questions qui lui permettront de mettre au point son positionnement et ses produits. Elle chante un poème de Pouchkine et embrase le bout du lac, ces dernières semaines à Genève. Mais ce que l’on sait moins, c’est le temps qu’elle prend pour mener de concert les différents métiers liés à ses nouvelles entreprises.

«Je suis à la fois chef de projet, des finances, du marketing, de la compta: cela n'est pas de tout repos!»

Au fait, se conçoit-elle elle-même comme une PME? «Je trouve la question stimulante. Personne ne le dit, mais nous, les solistes, sommes de vrais chefs d’entreprise. Je dois me coller à la comptabilité, au marketing, définir mon portefeuille clients. Il faut nouer en effet plusieurs cordes à son arc. Je suis à la fois chef de projet, responsable des finances, je négocie des contrats pour mes projets personnels et croyez-moi, cela n’est pas de tout repos! Pour les maisons d’opéras, en revanche, mon agent s’en charge.»

De facto, Larissa est à la tête de deux PME. La première, parce qu’elle est soliste dans de grands opéras produits par des théâtres européens. Dix «Bohème»! Trente «Don Juan»! La première PME, c’est elle-même: «Dans ce cadre, je ne travaille que sur mon rôle, mon personnage. En fait, j’ai mis un certain temps à comprendre pour quel type de personnage j’étais faite. Quand j’ai commencé, je me voyais dans les grands rôles tragiques type La Callas.»

«Si l’on n’est pas prêt à travailler sept jours sur sept, il ne faut pas faire de sa passion un métier.»

«En tâtonnant, en travaillant, en prenant mes marques, j’ai réalisé à quel point j’étais unique, différente, que j’avais une niche dans les rôles de jeunes filles, les personnages positifs, les Juliette, Pamina et Musetta, Manon, Sophie, Fiorella, Adina, Norina. Cela m’a pris un certain temps, mais on peut dire que mon produit est maintenant mieux défini.»

Mais la cantatrice ne s’en tient pas là. Avec des amis aux compétences variées, la deuxième Larissa a mis sur pied une deuxième PME: une structure de production indépendante «Grain de scène», afin de réaliser leurs propres projets. Dernière production en date: ‹Onéguine› est prévu au Théâtre de la Madeleine en janvier 2018. «Nous engageons un chef d’orchestre, un metteur en scène, des solistes, nous choisissons les gens dont nous nous entourons.» Quel vent de liberté entrepreneuriale…

Elle a mis sur pied une structure de production indépendante.

Au final, elle chante beaucoup plus qu’avant. «Si l’on n’est pas prêt à travailler sept jours sur sept et effectuer tout le travail nécessaire à la bonne marche de son activité d’indépendant, il ne faut pas faire de sa passion son métier!»

Sa double carrière aura duré dix ans, de 1997 à 2008. Il est vrai que dès le début, la voilà partie sur de bons préalables. «Je faisais de la musique dès l’âge de 5 ans, du piano. Et j’étais assez bonne en math, mon papa est l’un des grands physiciens du CERN à Genève.» Et à l’école? «Je suis entrée à 16 ans à HEC Genève et trois ans plus tard, j’étais diplômée.» Sa botte secrète: gérer des fonds de pension liés aux marchés émergents. C’était le début d’une aventure d’équilibriste. Mener deux carrières de front. «Je négociais les horaires avec mon nouvel employeur, afin de répéter à midi ou le soir. A 19 ans, on a tellement d’énergie et tout est facile! J’ai fait un MBA en finance à Lausanne tout en étudiant au Conservatoire de Lausanne. Puis, j’ai commencé chez UBP à Genève en continuant la musique à Lausanne. C’était sportif, mais j’avais cette sensation permanente de vie d’étudiante et de liberté absolue…»

Tout en se confirmant comme une spécialiste de premier plan dans la recherche en fonds (hedge et traditionnels), elle conserve sa spécialité sur les pays émergents. Il lui fallait aussi tester le champ des possibles, élargir son horizon. Et comme on aime à le dire dans la Cité de Rousseau, «savoir porter sa vue au loin». Une année sabbatique passée à voyager. «Ce tour du monde au cours duquel j’ai vu trente-six pays, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée. Il fallait que je sorte du cocon genevois pour me confronter au monde réel, c’était très formateur.»

Un accélérateur de maturité qu’elle conseille à tous. «Au bout d’un trek de 10 kilomètres en Australie, par une chaleur de 40 °C, notre groupe fait halte dans une grotte et me demande de chanter de l’opéra.» Elle éclate de rire. «Après ces cinq jours de trek, nous sommes allés boire des bières dans un bar, il y avait un concours de karaoké et j’ai dû chanter. Bref, j’ai gagné le concours et toutes les bières nous ont été offertes…»

A quel moment le déclic vers cette nouvelle vie de chant s’est-il réalisé? «Dans ma vie professionnelle, j’ai vécu trois crises financières. En 1998, celle de des dettes mexicaine et russe. En 2001, la crise de valeurs technologiques, rappelle-t-elle. Quand celle de 2008 est arrivée, j’ai compris que j’avais fait le tour. Je ne me voyais pas aller plus loin.» Le monde restera cyclique. «Nous avions été les premiers à investir en Afrique subsaharienne, se souvient-elle. Nous réalisions des choses très positives. Mais actuellement les gens sont tristes, il y a des montagnes de réglementations et la partie recherche et stimulation intellectuelle a été fortement réduite. Les gérants ont beaucoup plus de travail administratif.»

«Quand la crise de 2008 est arrivée, j’ai compris que j’avais fait le tour.»

Tourner la page? La prise de conscience se fait alors via une reconnaissance extérieure. «Au moment où je terminais mes derniers examens pour le diplôme du Conservatoire de Lausanne, je me sentais résignée à l’idée de ne pas poursuivre dans cette voie. Ce sont les experts qui m’ont encouragée à devenir professionnelle. Mes professeurs m’ont poussée au moment où j’avais le sentiment d’avoir tout appris dans l’autre monde. J’ai alors été admise à la Haute école de musique de Genève, c’est-à-dire le Conservatoire supérieur.» Et elle a bien fait! En guise d’épilogue, suite à la crise de 2008, de nombreux collègues dans le monde de la finance n’ont pas retrouvé de travail. Après cette trajectoire, quels conseils donne-t-elle à ceux qui veulent se lancer et faire de leur passion un métier?

«Vous devez trouver votre niche. Devenez unique! Cela m’a pris un certain temps. Pour faire de sa passion son métier, le parcours n’est souvent pas linéaire et il n’y a pas de recette miracle. Toutefois, il me semble que de commencer par suivre une formation professionnelle est un bon point de départ. On peut investir dans des cours privés, car c’est souvent par ce biais que l’on trouve les meilleurs formateurs. Pour éviter la crainte de se lancer en free-lance, le mieux serait d’avoir un petit capital, sinon, c’est vite la galère. Evitez aussi de retirer votre deuxième pilier. Mettez plutôt du capital de côté. Il faut compter de trois à cinq ans pour se lancer.»


A quoi ressemble la suite pour Larissa? «Côté grand opéra, j’entame une nouvelle collaboration avec un agent au Danemark et la prochaine grande production où je chante sera l’‹Elisir d’amour› au BFM à Genève, puis en tournée. Côté ‹Grain de scène›, nous travaillons d’arrache-pied sur ‹Onéguine› pour janvier 2018 et une tournée. Côté plus personnel, j’ai plusieurs concerts et récitals, galas d’opéra dans mon agenda avec les partenaires qui me font confiance.» 
François Othenin-Girard

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