Publié le: 15 décembre 2017

L’innovation vue du fauteuil roulant

Nicola Castro – Ce serial entrepreneur romand souffre d’une sclérose en plaque qui n’entame pas son moral de battant et l’a conduit à se lancer dans une longue quête pour améliorer sa qualité de vie et la communication en dépit de cette cruelle maladie.

Les mains reposent sur les accoudoirs. Les jambes sont placées chacune dans un cale-pied. Bien maintenue dans le fauteuil, la silhouette est immobile. Au milieu de ce tableau figé, c’est le regard perçant de Nicola Castro qui prend le relais, et là où la poignée de main fait défaut, c’est désormais le clin d’œil et le sourire qui souhaitent le bonjour.

L’homme a vécu plus de la moitié de sa vie avec la sclérose en plaques, une compagne de voyage inattendue et encombrante, qui a pris de plus en plus de place au fil des années et avec laquelle il a fallu composer. Aujourd’hui, le jeune retraité vit à Plein Soleil, département lausannois de l’Institution de Lavigny, qui accueille 63 personnes vivant avec des troubles neurologiques acquis. Nicola Castro est complètement dépendant pour tous les actes de la vie quotidienne. Sur sa poitrine, un dispositif lui permet de manœuvrer les nombreuses fonctionnalités de son ordinateur de bord, grâce à un joystick qu’il actionne avec le menton. Son visage est désormais sa seule interface avec le monde.

Et pourtant, Nicola Castro se qualifie d’homme libre. Le contraste est saisissant. On serait tenté de dire absurde. Puis on écoute ce récit de vie hors norme et on découvre les sommets vertigineux d’une réussite exemplaire suivis d’abîmes de fragilité et de solitude. Et au fil des mots doucement soufflés, on commence à entrevoir que la liberté peut avoir de multiples visages. Elle est parfois flam­boyante… et d’autres fois si ténue qu’il faut ajuster le regard pour la distinguer encore. Mais toujours là.

A trente ans, il avait tout

Nicola Castro a 23 ans lorsqu’il ouvre sa carrosserie, parce qu’il n’aime pas «obéir à un chef», comme il dit. Nous sommes en 1973. Fils d’immigrants siciliens, il emprunte 15 000 francs pour lancer son affaire. Son histoire aurait pu inspirer un film: le succès est immédiat, l’ascension fulgurante. Trois ans après l’ouverture, Nicola Castro achète une propriété de 2500 m2 à St-Prex, à 200 m du lac, où il construit une carrosserie de 300 m2. Il importe des Mercedes directement depuis l’Allemagne, en vend deux à trois par semaine. Devient partenaire Rolls Royce pour les retouches de carrosserie dues à des défauts d’usine. Achète des propriétés et appartements à tour de bras qu’il revend avec de solides bénéfices: son sens inné du commerce lui ouvre toutes les portes, il côtoie les célébrités, fréquente Alain Delon. «A trente ans, j’avais tout, se souvient-il. Maisons, voitures, femme, enfants, maîtresse, bateau… tout.»

Une brutale perte d’autonomie

3 janvier 1979. Le souvenir est précis. «Ce matin-là, je me suis réveillé avec la maladie.» L’annonce est un coup d’assommoir. Mais Nicola Castro ne se laisse pas abattre : il poursuit la gestion de ses affaires. Au faîte de sa réussite, il aura converti sa dette initiale de 15 000 francs en une fortune de six millions.

Implacablement, la maladie progresse néanmoins. En 2004, c’est le fauteuil roulant qui s’impose. Avec la perte d’autonomie, l’attitude de son entourage change. «Il n’y avait plus de respect», commente-t-il sobrement. Le tissu familial s’effrite, la relation avec les enfants se dégrade, le couple se déchire, divorce.

Le nouveau souffle viendra de manière inattendue. En 2006, Nicola Castro choisit d’aller vivre en institution spécialisée. Là où d’autres verraient le dernier et douloureux pallier d’un inéluctable déclin, Nicola Castro voit la renaissance de sa liberté. «Ici, je suis protégé», ajoute-t-il. Soigné et accompagné par des professionnels, l’entrepreneur reprend goût à la vie. Il vend ses derniers biens immobiliers et consacre sa fortune à améliorer son quotidien et acquérir des outils technologiques lui permettant de maintenir son autonomie. Le bras robotisé «Jaco» fixé à son fauteuil en est un exemple: en 2011, il fait partie des pionniers à se procurer cet équipement révolutionnaire qui lui permet de boire et manger seul, de se raser, ou même simplement de se gratter la tête. «Quand il fait beau, je prends ma petite cuillère, et je descends à Ouchy manger une glace», lance-t-il avec un sourire radieux. Aujourd’hui, avec l’aide du bras robotisé, Nicola Castro s’est découvert une sensibilité d’artiste. Ses peintures aux couleurs vives et aux tracés anguleux sont exposées au CHUV, et jusqu’au Canada. Il consacre les bénéfices de ses ventes au soutien de patients moins fortunés, manquant de ressources pour s’équiper du bras «Jaco».

Un entrepreneur debout

La trajectoire de Nicola Castro compte quelques virages en épingle à cheveux. Mais même prisonnier de son fauteuil roulant, jamais il n’aura renoncé à sa quête de liberté. «Le matériel n’a pas d’importance», rappelle-t-il, et dans sa bouche, cette formule usée prend une saveur nouvelle. «Nous sommes tous de passage, nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Seul compte le moment présent. La réussite, je m’en fous. J’ai juste cherché à vivre comme un homme.» Il ajoute: «Je ne sais pas si j’ai réussi, mais j’ai fait de mon mieux.»

Ce qui est certain, c’est que face à chaque étape, Nicola Castro aura maintenu une posture d’entrepreneur de sa propre vie. Une posture d’homme droit… dressé… Une posture d’homme debout. Amélie Buri

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