Publié le: 15 décembre 2017

La Chine en Afrique, un diorama bien réel

L’invitée du mois

S’il est historiquement factuel que l’histoire humaine des continents est le résultat d’un ensemble inséparable de changements, de mélanges, d’engagements et d’exploitations, il est tout aussi évident que la terre d’Afrique continue à palpiter d’un violent pouvoir, tantôt répugnant, qui tantôt attire fortement les phénomènes coloniaux, tantôt rejette avec une violence équivalente celles et ceux qui sont écrasés par la meule de l’exploitation. Au cours des siècles, la forme prise par la mise en œuvre d’un phénomène ancien comme le colonialisme a changé. Nous ne pouvons plus penser aux vaisseaux et aux caravanes prêts pour ­l’avancement triomphal, à l’apparition de drapeaux fièrement plantés sur le sol ­occupé. D’un colonialisme classique, il n’en résulterait qu’une excentricité anachronique, avec le seul effet de provoquer la condamnation internationale. Par contre, si un résultat similaire était obtenu grâce à un semblant d’échange équitable et par une reconnaissance mutuelle, il ferait donc partie du jeu de l’économie globale et ne serait plus soumis à la condamnation de l’univers politique et au blâme de la société.

Selon les évidences officielles, le colonialisme européen en Afrique est affaibli depuis des années. Un autre empire économique s’est intéressé à la richesse de ce continent. C’est la Chine qui aujourd’hui, et plus que d’autres pays, grâce à un déploiement massif de moyens et d’hommes, a établi des bases et signé des accords pour occuper ­le marché local, en prospectant des zones entières. Et où progressivement des villes complètes ont pris forme, demeurant toutefois inhabitées et suspendues, dans une attente immobile et dérangeante. On les trouve actuellement en Guinée équatoriale, au Nigéria, au Tchad et dans le nord du Soudan, ainsi qu’en Angola, Zambie, Zimbabwe et Mozambique, au sud. Un dispositif stratégique qui recouvre de fait la plus grande partie de l’Afrique ­centrale. Cependant, la liste complète des pays qui ont conclu des accords mineurs avec la Chine s’étend presque à l’ensemble du continent, comme en témoignent les articles publiés dans la «China Business Review» (www.chinabusinessreview.com).

Les villes fantômes que la Chine a créées sur le continent africain rappellent les images, encore plus suggestives et frappantes, d’autres villes inhabitées que le colonialisme a laissées, des squelettes d’un habitat qui n’est plus là. Des villes laissées sur place qui se transforment en un tas de sable. On devine encore la rapidité avec laquelle des palais ont été construits, montés en flèche au bord de routes illuminées, désertes. L’espace dans lequel les lignes de perspectives des écoles muettes et des bureaux vides se croisent. Au final, des fragments urbains issus d’une gourmande avidité qui a toujours déchiré l’Afrique. Nous pensons ici à Kolmanskop, ses résidus structurels d’une splendeur résidentielle, d’une esthétique moins froide que la succession rythmique des nouveaux parallélépipèdes des Kilamba.

C e qui émerge dans ce continent aux multiples ressources, c’est un changement profond dans les représentations, qui va bien au-delà de la richesse du déplacement et du connaître. C’est la création d’un espace ouvert, une bulle surréaliste qui gonfle le diorama d’une ville et propulse cette dernière à une échelle bien réelle. Cela constitue du même coup une base de départ pour les travailleurs qui se transforment en milices au service d’une expansion globale, tant il est vrai que le colonialisme englobe aussi un phénomène migratoire répandu et polymorphe. Il est facile d’anticiper un futur déménagement de celles et ceux qui suivront la délocalisation de leurs entreprises, comme en témoignent les 750 000 Chinois qui, au cours de la dernière décennie, se sont établis en Afrique.

Les relations entre la Chine et ce riche continent ont connu une longue tradition, mais elles sont se sont rapprochées de manière notoire, sous la forme actuelle, depuis une quinzaine d’années. Dans cet intervalle, on constate une augmentation constante de l’investissement chinois sur le sol africain. Il s’agit de fonds destinés à la croissance locale, sous la forme d’incitations à l’économie et au développement social.

C’est le système dit «win-win» d’accords, grâce auxquels les deux parties devraient tirer leur épingle du jeu. C’est ce que répète la Chine ainsi que les despotes africains les plus impliqués. Or en réalité, des matières premières excellentes et indispensables sont vendues en échange de la propagation sur le marché africain de produits à faibles coûts issus de la fabrication chinoise. Il suffit ici de penser à la marque de smartphone la plus populaire en Afrique et parmi les migrants qui viennent en Europe. Une dissonance n’échappera pas à notre attention à propos de ces relations: l’omission dans les accords africains entre la Chine et les représentants locaux, des clauses de protection sociale et environnementale classiques et présentes dans tous les traités internationaux. Le Forum de coopération Afrique-Chine s’est tenu à ­Johannesbourg en décembre 2015 pour la protection de l’environnement, de la santé et du développement culturel, industriel, agricole et infrastructurel. Le président chinois Xi Jinping envisageait pour l’Afrique d’importantes subventions, notamment un montant de 60 milliards de dollars, mais sans aucune contrainte opérationnelle quant à leur utilisation réelle. En septembre 2016, le Forum sur la coopération sino-africaine (FCSA) s’est tenu en Chine: il a une nouvelle fois été accueilli par des investisseurs, des représentants du gouvernement et des entrepreneurs –afin d’accélérer et renforcer les échanges entre l’Afrique et la Chine, son partenaire économique principal. Toutefois, même à cette occasion, l’affectation des investissements n’a pas été garantie.

Les assurances formelles de liberté et de santé publique semblent être oubliées dans le cadre de la mise en œuvre de ces collaborations. Ceci prépare évidemment le terrain à une pratique établie de longue date en Afrique: l’exploitation, les violences et l’usurpation génèrent le désespoir et ne laissent aucun autre moyen que l’évasion, tentée, désespérée, instrumentalisée, dirigée vers des destinations déchiquetées par des barrières, des murs et des barbelés, des checkpoints militaires. Un calvaire pour ces populations entières qui se déplacent. Le résultat de l’énorme séduction que les innombrables ressources africaines exercent sur le monde du pouvoir et de la finance. Un calvaire qui est intégré de l’intérieur, blessure par blessure, qui est incorporé dans la vie de millions de victimes épuisées, contraintes à l’exode, annihilées par des dangers et des oppressions constantes. Ce qui se traduira par une nouvelle source de profit sur le sol européen est né dans une terre africaine propice aux accords humanitaires et aux politiques sociales. Et où, trop souvent, se perpètre cette féroce spéculation qui annule l’homme et en efface toute sa dignité.

Le phénomène chinois qui traverse et imprègne l’Afrique est présenté avec le masque du marché mondial. C’est ce qui a été répété à plusieurs reprises dans les différents accords et déclarations publiques des parties prenantes. Les relations entre la Chine et les différents pays africains montrent la répétition de la formule d’un échange faussement égalitaire. Des fonds confiés aux gouverneurs locaux sont présentés comme un investissement dans les infrastructures. Puis, des produits peu coûteux finissent par envahir les marchés locaux. Et de nouveaux travailleurs qualifiés arrivent en Afrique, en échange d’un accès plus facile, voire exclusif, aux ressources locales. Des ressources dont l’Afrique regorge, et qui ont toujours fait de ce continent une proie irrésistible, soit à l’interne, soit par des puissances étrangères.

De fait, les relations entre les représentants officiels ou non officiels excluent dans la pratique la grande masse de la population. Ces relations sont boulonnées suivant un triste scénario devenu habituel, piégées entre les mailles violentes et cruelles d’un despotisme politique et militaire effrayant. Pour ces populations, le seul moyen de s’en débarrasser reste la fuite. Cette évasion se reflète nettement dans l’exode vers l’Europe. Or le plus malheureux, c’est qu’au lieu de retrouver leur souffle, les exilés entament un nouveau chemin dramatique, fait de points de décrochages, de rejets, de tensions et d’exploitations. Un viatique qui déçoit et mortifie les espoirs de celles et ceux qui ne demandent rien de plus à notre continent qu’un abri, un asile et une protection.

Les opinions exprimées dans cette rubrique ­n’engagent que l’auteur.

Les plus consultés