Publié le: 3 octobre 2014

La classe moyenne payera

PHILIPPE KENEL – Cet avocat estime que la campagne se jouera Outre-Sarine sur la question des privilèges fiscaux. Avec un risque de déstabilisation du système fiscal suisse.

Les accords de double imposition défavorables, la crise financière, les faibles taux d’intérêts et le franc fort péjorent les revenus des rentiers imposés selon la dépense en Suisse. A cela s’ajoute la dernière révision de la loi fédérale qui rehausse le prix des forfaitaires et décourage certains de venir s’installer en Suisse. Plus récemment, la thématique des résidences secondaires, l’aménagement du territoire et d’autres risques fiscaux (successions, imposition des entreprises) ont achevé de créer un climat d’instabilité politique néfaste à l’attractivité du pays. Philippe Kenel, avocat à Lausanne et Bruxelles, livre son analyse personnelle.

Journal des arts et métiers: Que dites-vous à ceux qui prétendent que le forfait est matériellement mort et à ceux qui veulent l’enterrer pour des raisons politiques?

nPhilippe Kenel: En quelques années, la Suisse a vu ses conditions cadres mises à mal: la fiscalité des entreprises et le secret bancaire ont été remis en cause sous la pression internationale. L’imposition selon la dépense est l’un des derniers avantages de notre système. L’Union européenne serait malvenue de le critiquer puisque de nombreux Etats membres l’utilisent. En Suisse, remettre en question cet instrument sans devoir le faire sous la pression internationale serait une grossière erreur.

«L’initiative touche tous les privilèges fiscaux. Cela doit être bien compris en Suisse alémanique!»

Quel est le point le plus fragile s’agissant du risque politique?

n Une fausse idée: que les gens continueront de venir indépendamment des conditions cadres. Pendant quelques années, certes, notre attractivité n’a pas diminué parce que les conditions économiques étaient pires ailleurs. Mais dès que cela ira mieux ailleurs, et si a fortiori si le forfait est supprimé, les gens renonceront à la Suisse.

Comment l’expliquez-vous aux Suisses alémaniques?

n Cette initiative ne porte pas seulement sur l’imposition selon la dépense. L’initiative touche d’abord tous les privilèges fiscaux. Cela doit être bien compris Outre-Sarine. La première phrase de l’initiative, c’est que «les privilèges fiscaux sont illicites». La deuxième, que «l’impôt selon la dépense est interdit». Le plus grand risque, c’est la remise en cause des privilèges fiscaux. Pensez au fait que le rachat du deuxième pilier sera considéré comme un privilège et donc aboli. Et cela vaudrait pour toutes les déductions fiscales. Cette fin des déductions est un objectif du Parti socialiste suisse et il figure dans le discours prononcé par le président de ce parti, Christian Levrat, à Winterthour en juin dernier. Dans ce contexte, la question de l’imposition selon la dépense devient presque subsidiaire. Autre suppression, celle des boucliers fiscaux. Et peut-être aussi un certain nombre de taux cantonaux spéciaux. Les cantons qui n’ont pas besoin du forfait ne l’appliquent pas. A Schwytz, l’imposition sur la fortune est en soi attractive. En revanche, les cantons qui disposent d’une fiscalité normale plus lourde peuvent l’utiliser. Chaque canton est libre dans le respect du fédéralisme.

«C’est à droite que la votation va se jouer. En face, le modèle du PS est la justice fiscale à la française.»

La liste des privilèges dressée par la Confédération est assez longue. Cet aspect n’est effectivement jusqu’ici pas très présent dans la discussion. Comment voyez-vous les choses évoluer en cours de campagne?

■ Les auteurs de l’initiative feront comme pour la Lex Weber. Pendant la campagne, ils diront que la première phrase n’est pas importante. En revanche, si l’initiative passe, ils exigeront de supprimer tel ou tel privilège. La fiscalité suisse est menacée!

En termes de positionnement gauche-droite, comment situez-vous cette votation?

■ Cela ne se jouera pas à gauche, mais à droite. La droite doit comprendre que le Parti socialiste entend transformer la Suisse en une société socialisante à la française. On voit à quoi conduisent les excès de la justice fiscale. Et pour Christian Levrat, c’est le cheval de bataille des élections fédérales d’automne 2015. Veut-on donner un tel signal de victoire à la gauche?

Comment estimez-vous le risque politique en cas d’acceptation de l’initiative interdisant les forfaits?

■ Cela créerait un appel d’air et déclencherait une rafale d’initiatives fiscales aboutissant à la destruction du succès suisse en matière fiscale.

Pensez-vous que les Suisse alémaniques se sentent concernés?

■ La campagne doit être centrée sur les privilèges fiscaux. Au centre de la cible, tous les indépendants, tous les employés, pour toutes les déductions existantes!

Et ceux qui ne paient pas un franc d’impôt? Est-ce un privilège?

■ Les auteurs de l’initiative rejetteront cela. Et à ceux qui seraient tentés de se dire qu’en votant pour l’initiative, on en profiterait pour éliminer ces régimes, je dis que ce serait une grossière erreur.

Du point de vue fiscal, de quels revenus parle-t-on pour l’Etat?

■ Les forfaits rapportent 700 millions de francs. Avec les modifications de la loi, le milliard de francs sera vite atteint. A cela s’ajoutent les impôts sur les successions. A Genève en 2008, l’impôt sur les successions lié au décès de forfaitaires a rapporté 195 millions de francs. Troisièmement, il y a toute la TVA payée sur la dépense. Selon le Conseil fédéral, les forfaitaires dépensent en Suisse 1,4 milliard de francs par année. Plus 900 millions de francs d’investissement dans l’immobilier.

Que se passe-t-il si le forfait disparaît?

■ Clairement, les gens quitteront le pays et personne ne les remplacera. Madame Widmer-Schlumpf court derrière un milliard de francs pour compenser les pertes dues à la réforme de l’imposition des entreprises. Quelle absurdité de vouloir ponctionner un milliard de plus tout en renonçant à un milliard de francs de recettes. Au final, la classe moyenne devra payer ce manque à gagner. Sans parler de la menace sur les 22 000 places de travail!

Quelle est la perte fiscale après les départs à Zurich?

■ Difficile à calculer. En dix ans, Zurich a attiré deux cents forfaitaires. Fin 2009, une année après le vote négatif sur les forfaits, plus de la moitié de ces contribuables étaient partis.

Un Anglais qui aurait vendu sa société aurait-il intérêt aujourd’hui encore à s’installer au forfait, malgré les conséquences de la crise et la baisse de la livre qui rendent le passage encore plus difficile?

■ On voit moins d’Anglais aujourd’hui, c’est vrai. Il y a eu cette problématique du prix de l’immobilier. L’époque où certains traders vendaient leur business et venaient s’installer ici est donc bien révolue.

Nous n’assistons donc pas selon vous à un recul du nombre d’entrants, voire de départ de gens pour le Portugal?

■ J’ai toujours des arrivées de Français et de Belges. Si le forfait disparaît, il y aura des départs. Mais je pense que l’initiative ne passera pas parce qu’elle ne concerne pas que l’imposition sur la dépense.

Le prix du forfait est devenu élevé. Est-ce toujours attractif pour de nombreux forfaitaires?

■ Je me suis toujours battu contre les cantons qui pratiquent les petits forfaits. Et je ne parle pas du Valais! Le lendemain du vote à Zurich, j’ai dit qu’il fallait réformer les forfaits, ou qu’ils étaient morts. Attirons des personnes fortunées qui viennent parce qu’elles paient moins d’impôts en Suisse. Mais qu’elles en paient suffisamment pour que cela ne choque pas les autres personnes qui vivent ici.

Quelle est la marge de manœuvre de la Suisse par rapport à des concurrents comme le Portugal?

■ Notre marge, c’est de conserver le forfait. Il faut arrêter de penser que les gens viennent en Suisse pour la beauté du paysage. C’est la pire des idées. Quelqu’un qui veut se délocaliser dresse la short-list des Etats attractifs sur le plan fiscal. Or cette liste est longue. Mais si la Suisse n’y figure plus, on peut oublier les forfaits.

Quelles sont les chances de réussite de l’initiative?

■ Nous en sommes à 40 pour et 60 contre la suppression. Il faut sensibiliser les gens assez tôt pour qu’ils se rendent compte. Je pense que les Suisses alémaniques ne veulent pas qu’on touche aux déductions et aux avantages fiscaux. C’est leur liberté cantonale qui est en jeu.

Interview:

François Othenin-Girard

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