Publié le: 7 février 2020

Le Japon, pyramide inversée

SOCIÉTÉS MATURES – Pour la Suisse, confrontée également au vieillissement de sa population et qui n’en finit pas d’impacter le financement de ses assurances sociales, l’économiste Michel Santi tire de précieux enseignement de la situation que le Japon a vécue.

Ce pays revient pourtant de loin, du haut de ses 70 000 citoyens aujourd’hui âgés de plus d’un siècle.Photo: Unsplash

Ah! Si seulement nous étions Japonais! Les économistes et banquiers de ma génération avaient l’habitude de plaisanter en subdivisant le monde selon quatre types d’économies: développées, en voie de développement, l’Argentine et le Japon. Il convient, cependant, de mettre à jour cette blague quelque peu simpliste et caricaturale en supprimant le Japon de la liste des aberrations économiques. Il revient pourtant de loin.

De manière tout à fait invraisemblable, le marché immobilier japonais – dont la valeur fut multipliée par 6 en 1 décennie – valait à lui seul en 1990 le double de l’ensemble du marché immobilier américain! L’indice boursier Nikkei, quant à lui, devait flamber de 40 000% entre 1949 et 1989. C’est simple: les capitalisations nippones valaient elles aussi le double des capitalisations US à la fin des années 1980 … avant de s’effondrer de 80% pour atteindre le fond des abîmes en 2003.

Des pertes pharaoniques

L’immobilier (principalement commercial) implosa pour perdre progressivement pas moins de 90% de sa valeur, entraînant avec lui et en toute logique le secteur bancaire dont les portefeuilles hypothécaires étaient massifs. Les industries japonaises, elles aussi friandes d’investissements immobiliers, furent sévèrement affectées. Si bien que l’effet combiné de la liquéfaction immobilière, des pertes bancaires pharaoniques et substantielles du secteur industriel provoquèrent l’implosion boursière accompagnée d’une crise économique et financière sans précédent dans l’histoire mondiale.

Shinzo Abe, victorieux

Ces épisodes dramatiques appartiennent néanmoins au passé grâce à un homme, Shinzo Abe, qui se trouve être le Premier ministre ayant le plus longtemps été en poste au Japon. Son exceptionnel volontarisme et son programme original fondé sur les «3 flèches» a enfin permis au pays de se sortir par le haut de sa double décennie perdue, de rompre la spirale déflationniste, de renouer avec la croissance, de stabiliser le ratio dette publique/PIB.

Il n’a pas inventé la poudre Abe, mais a eu le courage d’appliquer un programme fondamentalement keynésien consistant à augmenter la dépense publique, à maintenir (par sa banque centrale interposée) une politique monétaire hyper laxiste. Tout en mettant énergiquement en branle des réformes structurelles autorisant l’assainissement à long terme de son économie.

Mettre les Japonaises au travail

Un des piliers de ces réformes de structure étant sa détermination à mettre les Japonaises au travail – qui en étaient largement exclues jusque-là – tant et si bien que la participation des femmes au marché du travail est aujourd’hui plus importante au Japon qu’aux Etats-Unis!

L’autre pilier ayant été le prolonge­ment de la durée du travail des seniors allant de pair avec l’amélioration de l’espérance et de la qualité de vie. Le résultat est éloquent, car le quart des plus de 65 ans est toujours actif actuellement au Japon, contre à peine 5% des plus de 65 ans ayant encore un emploi en France…

Le Japon est donc un pionnier: il a fait confiance à son peuple qui le lui a rendu, et son exemple devrait inspirer nombre de nations développées.

Sa banque centrale n’a pas hésité à s’aventurer en territoire inconnu en rendant ses taux directeurs négatifs, et même à acheter des actions cotées en bourse afin de soutenir son économie et maîtriser ses taux longs. Le pouvoir d’achat des Japonais ne cesse pas de croître, permettant du même coup de résorber les inégalités. Tandis que l’Europe ressemble de plus en plus au Japon des années 1990, que ses dirigeants daignent seulement s’intéresser à ce qu’à accompli Shinzo Abe en moins d’un septennat.

Ce Japon qui nous Ă©tonne

Il a su faire face à son destin, et même à le forcer. Il a parfaitement géré une des composantes essentielles de la croissance économique, à savoir la démographie. De fait, la masse salariale y a augmenté ces derniers dix ans et ce bien plus qu’au sein de toute autre économie développée.

Ce pays revient pourtant de loin, du haut de ses 70 000 citoyens aujourd’hui âgés de plus d’un siècle. Les statistiques sont, du reste, éloquentes comme par exemple celle des retraites et dépenses sociales assurées aux plus vieux qui représentaient moins du quart des recettes fiscales nippones en 1975, alors qu’elles atteignent 55% aujourd’hui!

Marché du travail régénéré

En d’autres termes, la démographie pèse de manière dramatique sur le budget de l’Etat au Japon, en réalité non pas tant du fait du vieillissement des citoyens que du taux de natalité qui sombre pour atteindre moins de 900 000 naissances par an, au plus bas depuis les années 1870 lorsque la population du pays était nettement moins nombreuse.

Pourtant, les autorités de ce pays ont pu juguler ce mal endémique car, s’il est vrai que la population en âge de travailler y a décliné de l’ordre de 4,7 millions en une dizaine d’années, la masse salariale – quant à elle – y a augmenté quasiment du même ordre.

Le Japon – mené par l’énergique Shinzo Abe, encore lui – a en effet su conjurer le sort par la grâce d’une authentique révolution culturelle et des mœurs ayant régénéré le marché du travail par l’apport des femmes, des vieux et des étrangers.

Extension dès 2004 de l’âge du départ à la retraite de 60 à 65 ans, obligation faite aux entreprises de prolonger les contrats de celles et ceux de leurs employés sur le départ et d’embaucher des retraités, la faiblesse inédite du taux de chômage au Japon (2,5%) a ainsi contraint les employeurs à nettement plus de flexibilité.

Code du travail assoupli

Aujourd’hui, il est courant de rencontrer des travailleurs au Japon (toutes professions confondues) âgés de 70 ans et les entreprises n’hésitent plus à proposer aux femmes des contrats de 40 heures par mois, sachant que la participation à la masse salariale nippone des travailleuses entre 55 et 65 ans a bondi de 10 points en 10 ans. Enfin, l’afflux de main d’œuvre étrangère a achevé de combler l’écart, phénomène sans précédent au Japon jusque-là connu pour sa politique très restrictive.

Le code du travail – et l’accès à la naturalisation – furent en effet considérablement assouplis par le gou­verne­ment Abe et permirent donc un apport substantiel de 1,3 millions de travailleurs étrangers supplémentaires en l’espace de moins de 10 ans.

Pour l’Europe, dont la population entame un dangereux déclin notamment dans des pays comme l’Allemagne, comme l’Italie et comme l’Espagne, les enseignements à tirer de cette réussite japonaise sont précieux, car la démographie est une composante majeure dans la croissance – ou au contraire – dans la régression économique.

Michel Santi

Les plus consultés