Publié le: 5 novembre 2021

Le petit musée des grands Sagnards

sortie – Le Musée régional de la Sagne et son cachet incroyable. Créé depuis le XIXe par ses habitants curieux de tout et fiers de leurs atouts, il présente ses trésors dans de somptueuses vitrines: aux objets ethnologiques se mêlent des souvenirs de voyage, des animaux empaillés de la région et des traces de la grande histoire.

La mémoire se joue de nous mais nous réserve parfois de belles surprises. Ce fut le cas il y a quelques semaines lorsqu’un mot doux tombé dans l’oubli s’est soudainement réveillé. J’avais dix ans et ma grand-mère nous avait emmenés au spectacle annuel incontournable donné par le Cirque Knie à la Chaux-de-Fonds – avec une joyeuse ribambelle d’éléphants, de fauves, de clowns, d’acrobates et de jongleurs. La nuit automnale était tombée depuis longtemps. Grelottant après l’émotion et la chaude magie du spectacle, nous attendions la phrase rituelle. Ma grand-mère la prononçait enfin: «Je vous prépare un poussegnon en rentrant». Ce souvenir résonne encore quatre décennies plus tard.

J’étais curieux de voir si nos contemporains utilisaient encore – pour désigner ce court repas pris sur le pouce et qui finit par vous pousser au lit – ce terme délicieux. On le trouve bien sûr mentionné dans les dictionnaires, même si les banques de données lexicographiques des spécialistes n’en font pas tout un plat. Les Neuchâtelois des plus anciennes générations le revendiquent, mais son usage semble outrepasser les frontières de ce canton. Les Vaudois utilisent le terme «repoussegnon» et soulignent ainsi l’idée de retarder le temps du sommeil. On l’associe au terroir, à la vie locale, à l’authentique et à notre histoire.

Pour les yeux et la bouche

Ce n’est donc pas un hasard si le Musée régional de la Sagne en fait usage. J’ai trouvé cette invitation lancée aux entreprises, associations, et groupes divers – de profiter des installations pour se faire servir un «poussegnon». D’autres institutions eussent parlé de cocktails dinatoires. Pas à la Sagne. Sur la photo qui illustre ce type d’activité, on découvre toutes sortes de petits pâtés affriolants, des rissoles guillerettes et des amuse-bouches, un tas de bonnes choses et bien sûr, sans oublier les excellentissimes crûs de la région. Le 5 janvier 2020, le musée proposait aux amateurs de feuilleter les 144 exemplaires de la «Nouvelle Revue neuchâteloise» (NRN): «Orchestre de jazz, lectures de textes de la revue et, pour couronner le tout, un «poussegnon» préparé par Eric Greco, beau-fils de Laurent Huguenin dont l’entreprise est baptisée “L’Or en cuisine”. Un musée bien réseauté dans le microcosme des musées régionaux et qui sait participer à une dynamique d’échanges et de prêts entre institutions. Epargné par les modes, il se présente tel qu’il est. Pleinement conscient de sa valeur, il ne joue pas les faux-modestes. Un vrai Sagnard.

«Le Musée de la Sagne, fondé dans les années 1880, est un “cabinet de curiosités”, comme on disait au XIXe siècle. Il a gardé son cachet d’antan, est resté dans ses locaux, avec leurs vitrines anciennes: c’est ce qui fait toute son originalité. Musée d’archéologie et d’ethnographie, d’histoire, des beaux-arts, d’horlogerie, d’histoire naturelle, ses collections éclectiques présentent des milliers d’objets divers, des objets ménagers du bon vieux temps à une collection d’oiseaux, des tableaux des rois de Prusse à l’horloge du temple de La Sagne, en passant par un piano mécanique qui enchante petits et grands.»

Afrique, Prusse et Rousseau

Quel programme! Nous avions hâte de découvrir cette merveille muséographique. Laurent Huguenin, le conservateur, nous reçut bien cordialement. Avec humour et précision, il raconte comment les habitants de la Sagne, au milieu du XIXe, se retrouvaient pour se cultiver, explorer les ailleurs et les possibles, élargir l’horizon de leurs connaissances historiques, géographiques, culturelles. On plonge alors le nez dans les carnets de cette association locale qui, avant de porter le musée sur ses fonds baptismaux, relate dans le détail, les parties de campagne, les périples jusqu’au bord du lac de Neuchâtel en partant au milieu de la nuit et en rentrant plus tard encore, le temps des avancées botaniques et des épisodes rieurs, des anecdotes savoureuses comme celui d’une mémorable partie de chasse dont le but était d’alimenter les futures collections d’animaux empaillés. Mais certains oiseaux avaient apparemment eu vent de la partie…

Et puis, l’hiver venu, les travaux des champs terminés, réunis, on les devine, les yeux écarquillés, tenus en haleine par tel voyageur revenu au pays pour présenter ses trésors récoltés quelque part en Afrique, fascinés par les paysages bouleversants, les mœurs étranges et tous les usages d’une autre planète. Tout cela témoigne d’un esprit de curiosité insatiable. Il y a ces Sagnards qui ont développé une passion soudaine pour un sujet d’actualité secouant le monde du XIXe et souhaitant la partager. Ce siècle a su s’enthousiasmer, ces gens n’ont pas voulu rester en retrait. Tout en demeurant longtemps fidèles à leur roi, pour des raisons fiscales aussi bien qu’identitaires, ils ont tenu à garder en eux quelque chose des Lumières.

Jean-Jacques Rousseau animait leur esprit – il est vraiment passé dans la région et ça laisse des traces. Notamment dans sa «Lettre à d’Alembert sur les spectacles» (1758) – que nous lit Laurent Huguenin: «Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neuchâtel un spectacle assez agréable et peut-être unique sur la terre. Une montagne entière couverte d’habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent.»

Un musée dans son jus

Puis les Sagnards se mettent à rêver d’un lieu où présenter ces trésors. Un rêve fou. Ils ont puisé dans leurs caves et leurs greniers, sollicité parents, amis et connaissance, parfois outre-Atlantique, remis la main sur des items éparpillés, des signes, des traces de leur propre histoire, la petite, la grande. Ils ont fondé une institution reconnectante reliant les vestiges archéologiques glanés par untel au bord du lac aux objets ethnographiques venus de si loin mais rapportés par l’un des leurs, aux ustensiles de cuisine que les Sagnardes utilisaient dans cet «autrefois» dont ils aimeraient tant se rapprocher. Ils ont tant aimé les oiseaux de leurs campagnes qu’ils les ont «apprivoisés» en bons taxidermistes amateurs! Et peu à peu, le projet se concrétise, mais pour lui trouver des murs, il faudra encore un temps incroyable. Les décennies se suivent mais la détermination demeure intacte, frisant l’obsession, la relance éternelle de recherches de fonds, les demandes d’autorisation, les démar-ches administratives, immobilières. Et encore des compléments de financement...

La chambre neuchâteloise

Il faut le dire. Les vitrines en bois sont superbes. Alors que celles du Musée de l’Homme à Paris ont peu à peu été escamotées, condamnées en raison d’une poussière supposée insupportable, idéologique, elles sont toujours là à la Sagne. Ils ont ôté la poussière, c’est-à-dire qu’ils l’ont enlevée avec amour. Dans leur jus, comme tout le musée, ces vitrines nous regardent et nous parlent des objets qu’elles protègent. Ces derniers y ont été déposés, soignés, restaurés, leur état est impeccable. Pas trop d’objets, mais assez pour étancher sa soif de connaissance. La reconstitution de la chambre neuchâteloise vaut à elle seule le voyage et nous plonge dans cet univers où les métiers de l’horlogerie feront leur apparition dans la région. Quant aux personnages les plus célèbres de la Sagne, ils vous surprendront. Ceci à condition de leur rendre visite sur place.

François Othenin-Girard

www.mls1880.ch

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