Publié le: 3 septembre 2021

Le tourisme suisse – un état des lieux

INVITÉ – Pour José Seydoux, qui scrute le monde de l’accueil depuis des décennies, la pandémie aura contribué à revaloriser l’importance de facteurs plus émotionnels – tout en démontrant l’osmose nécessaireentre les secteurs professionnels, les autorités politiques et la société civile.

JAM: José Seydoux, vous êtes un spécialiste du tourisme. Comment se porte cette branche en Suisse en cet été de reprise post-pandémique? Qu’observez-vous?

José Seydoux: La pandémie due au Covid-19 a eu sur le secteur du tourisme l’effet d’une attaque cardio-vasculaire, par chance pas mortelle, mais contagieuse. Un pan entier de l’économie suisse, à l’instar de celle de la quasi-totalité du monde, s’est littéralement effondré d’un jour à l’autre et les séquelles de la maladie sont encore loin aujourd’hui d’être toutes connues. Sale temps pour la planète qui n’avait pas besoin de ça! Et si le développement du virus n’était qu’un des dommages collatéraux du dérangement climatique?

Avant d’esquisser des hypothèses, dans un incontestable flou artistique et statistique, un bref état des lieux s’impose. Selon la Fédération suisse du tourisme, qui a analysé l’exercice 2020 dans sa traditionnelle bro-chure annuelle, toute l’activité touristique (in-coming et out-going) a connu des baisses sectorielles historiques: –40% de nuitées hôtelières, –11,3% de nuitées parahôtelières (seuls les appartements de vacances et le camping ont enregistré des résultats honorables grâce essentiellement à la clientèle suisse), –47,8% des recettes touristiques, –34,4% du chiffre d’affaires dans les restaurants, bars et cafés …

La situation internationale, selon l’Organisation mondiale du tourisme n’est pas en reste non plus, les arrivées internationales – seul indicateur à disposition – ayant accusé une baisse historique de 74%. L’AVC de l’industrie touristique, jusqu’ici en pleine santé, a occasionné d’énormes complications dans toute la branche. Quel bilan en tirer? Impossible d’y répondre formellement si tant est que les «reprises» constatées cet été tendent à expliquer l’extrême incertitude créée par une situation sanitaire en perpétuelle évolution. On ne se remet pas d’une telle pandémie, malgré les avances de la vaccination, en quelques semaines. Et si les affaires reprennent, au vu d’une situation économique en convalescence ou sous perfusion, les perspectives restent très aléatoires.

Qu’est-ce qui vous a le plus frappé durant cette période alternant fermetures et réouvertures, notamment dans les relations entre pouvoir politique et tourisme? Le tourisme a-t-il été assez soutenu politiquement? Ou peut-être trop?

Par son côté inédit, cette période, à la fois complexe et surprenante, s’est avérée en tout cas extrêmement pénalisante pour les hôteliers en particulier qui ont vu chuter leur taux d’occupation, du moins en moyenne nationale et dans les établissements urbains plus que dans l’hôtellerie saisonnière ou de loisirs «sauvée» par les hôtes suisses en repli …

Quant aux restaurateurs, la fermeture pure et simple de leurs établissements, puis les mesures sanitaires drastiques qui leur ont été imposées, ont jeté un voile de tristesse sur tout ce qu’ils incarnent: des lieux de rencontres intergénérationnelles, un rôle social, des centres d’animations, des rendez-vous gastronomiques, etc.

Il faut reconnaître que la situation sanitaire, après un temps d’adaptation, a démontré la volonté et l’efficacité des pouvoirs publics, emmenés par la Confédération et relayés par les cantons, en matière d’aide financière, de régime RHT, d’aide dans les cas de rigueur. Dans l’ensemble, cet «interventionnisme» pondéré et réfléchi s’est révélé en adéquation avec l’ampleur et l’urgence des besoins des entrepreneurs, avec quelques exceptions bien évidemment. Ce soutien politique été justement apprécié, ni trop ni trop peu, dans le régime démocratique qui est le nôtre! Mais il ne saurait faire oublier les difficultés structurelles préexistantes d’un secteur d’accueil surdimensionné en maints lieux de ce pays et, par conséquent, fragile et exposé à tout type de crise.

On le voit bien sur le terrain dans les stations: face à l’impossibilité d’engager du personnel à l’étranger durant de longs mois, les hôteliers et les restaurateurs ont dû improviser. Cette situation de pénurie de main-d’oeuvre qualifiée impacte-t-elle la qualité d’accueil?

Le contexte pandémique a également perturbé le marché du travail dans l’hôtellerie et la restauration, pour n’évoquer que ce secteur déjà péjoré par de nombreux facteurs sociétaux. Il a bien fallu constater que nombre d’employés étrangers ont dû quitter la profession, soit temporairement, soit définitivement pour rejoindre des entreprises moins affectées par les circonstances. Or, les réservoirs de personnel indigène, aujourd’hui comme hier, ont une contenance insuffisante; il suffit de fréquenter nos établissements publics pour s’en rendre compte: la place qui y ont prise les frontaliers, devenus absolument indispensables, et le désintérêt des jeunes Helvètes pour les professions de service sont suffisamment explicites pour ne pas y voir un dysfonctionnement patent.

In fine, je ne crois pas qu’après la normalisation à peu près retrouvée de l’offre, un impact sur la qualité de l’accueil et des prestations ait été très conséquent. Et ce grâce à l’engagement démultiplié des chefs d’entreprise, patrons et patronnes au front et aux fourneaux, mais aussi grâce au personnel restant ou revenu, souvent très motivé face aux difficultés économiques et aux aléas d’une bataille quotidienne pour rassurer la clientèle …

Les acteurs du tourisme en Suisse – et ailleurs – ont-ils appris quelque chose? Qu’est-ce qui va changer, qu’est-ce qui retournera à la normale?

Ayant frôlé la catastrophe, les acteurs du tourisme semblent être plus conscients de la vulnérabilité de leur secteur d’activité. À titre d’exemple, en 2020, l’hôtellerie-restauration a perdu 35% de son chiffre d’affaires et quelque 30 000 emplois par rapport à l’année précédente, avant la pandémie, vu la quasi disparition de la clientèle étrangère. Il faudra du temps pour s’en remettre complètement, même si 2021 est en passe de marquer les prémices d’une reprise …

La crise aura permis d’analyser les risques auxquels sont exposées les entreprises touristiques tous secteurs confondus. Après des années plutôt euphoriques, la pandémie s’est invitée dans la valse du succès … sans toutefois le remettre en cause. Ces derniers temps, dans le contexte concurrentiel féroce de la mondialisation, la Suisse est loin d’avoir démérité. Nous en avons pour preuves un esprit d’innovation, une formation professionnelle «up to date», un sens de l’adaptation, l’ampleur des investissements dans la rénovation des infrastructures, sans compter une nouvelle politique de diversification temporelle et spatiale de l’offre (tourisme des quatre saisons, prise en compte, certes tardive, de la complémentarité des transports publics (37,2%) et du trafic privé (62,5%).

La pandémie aura contribué à revaloriser l’importance des facteurs plus émotionnels et du supplément d’âme que l’hôtellerie-restauration, par nature plus sensible et plus sensuelle, est en mesure d’assurer en faveur d’une clientèle hôte à part entière. La situation inédite provoquée par le virus aura également démontré l’osmose nécessaire entre les secteurs professionnels, les autorités politiques (le Conseil fédéral d’abord, avec l’appui des cantons et des communes), la société civile. Seul cet esprit mesuré et rassembleur a évité que la pandémie ne tourne à la catastrophe. L’objectivité nous incite à reconnaître que le peuple suisse a pu compter sur une stratégie contrôlée, assortie d’une compréhension réciproque. Et tant pis pour les esprit chagrins!

Cerise sur le gâteau: le concept de vaccination. Là aussi, n’en déplaise aux adeptes de la thèse du complot et à certains politiques soucieux de leurs prérogatives, une grande majorité du peuple, solidaire et sensé, n’est pas près de sacrifier sa santé sur l’autel de la sacro-sainte liberté de comportement (suite dans une prochaine édition).

Interview:

François Othenin-Girard

trajectoire

José Seydoux, né au Pays de Gruyère et établi à Yverdon-les-Bains, est diplômé de l’École hôtelière de Lausanne et du Centre international de Glion, titulaire d’un doctorat en économie du tourisme de l’Université d’Aix-en-Provence. Après une carrière de rédacteur spécialisé et éditorialiste, il a signé, entre autres, plusieurs essais sur le tourisme et l’évolution sociopolitique et socioculturelle.

Son dernier ouvrage* retrace bien son parcours atypique dans l’écriture, sa passion et sa profession, des virages à 180 degrés mais s’inscrivant dans une même démarche: la communication quand elle se décline au travers de la création rédactionnelle dans le domaine du tourisme surtout, de son premier article à l’âge de 13 ans à sa production littéraire d’aujourd’hui, en passant par la création de la station de Moléson, six décennies de journaliste spécialisé et une thèse inédite dans les pays francophones. Autant de chapitres et une obsession: l’humanisme.

*«Obsédé textuel», Éditions Montsalvens, Montreux/Bulle, 2021.

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