Publié le: 1 juin 2018

Le visage réel et le virtuel

identités numériques – Entre cyber-harcèlement et nouvelles résiliences, l’étude de 
l’homme dans le monde contemporain révèle à quelle vitesse les sociétés humaines
digitales sont en train de changer, suite à l’émergence de nouveaux espaces relationnels.

A chaque rôle social correspond une structuration de l’identité, mais le passage continu entre les rôles alternatifs souvent différents à l’intérieur et à l’extérieur du web a fait qu’aujourd’hui, des millions de personnes gèrent une double identité. Celle, sociale qui suit les règles, les formes représentatives et les codes partagés de ce monde, et celle extérieure. Cependant, ces deux identités (ou plus) qui agissent continuellement ne sont pas séparées comme dans l’interprétation d’un jeu limité dans le temps, elles sont coparticipées et coprésentes dans un flux continu d’espace à travers l’écran.

Le double qui vient à la vie dans les réseaux sociaux peut devenir le pantin de ce que nous aimerions être, il peut représenter l’image construite de ce que les autres préfèrent sur nous, mais il devient aussi le masque dont les gens indistincts du web nous affuble, ou la marionnette à manœuvrer dans un profil faux et jumeau. La manifestation d’une autre identité, dépourvue de mémoire et d’expérience, née des mains d’autres dans un monde spéculaire.

«notre double sur internet devient le masque dont on nous affuble.»

Les événements récents montrent souvent les effets de la relation entre ce qui se passe dans l’espace social et ce qui se matérialise ensuite dans la vie hors écran; un exemple évident de cela sont les jeux délirants basés sur le dépassement de épreuves extrêmes et détachés du contexte, du «blue whale», qui éduque progressivement au suicide, aux défis séquentiels tels que la «neknomination» ou la «condom snorting challenge», pratique aussi dangereux qu’ils ne sont pas liés à la culture en dehors du web.

Un autre exemple sont les innombrables victimes du cyber-harcèlement, qui s’étend bien au-delà des frontières dramatiques de brimades de classe, et qui dans le pire des cas recourent à des gestes extrêmes pour interrompre la série persistante d’attaques dirigées contre leur image virtuelle, prédominante par rapport à ce qu’elles étaient auparavant, un ego extra-représenté dans l’espace des pixels qui devient plus réel que ce qui bouge dans la réalité physique, une image virtuelle capable d’englober son image concrète spéculaire, car plus répandue, plus facilement partagée dans le jeu sadique de la dérision, bien au-delà du cercle de sa propre connaissance.

L’image virtuelle devient une représentation de soi qui peut être étendue par le bouche à oreille au-delà des limites de la socialité à laquelle nous sommes historiquement et physiquement prédisposés. Elle peut se dégrader et devenir incontrôlable. Dans les phénomènes de cyber-harcèlement, la création externe, dérisoire et violente, d’une image identitaire qui prend vie dans le temps accéléré du virtuel et s’impose au réel, oblige l’individu à reformuler la structure du moi et à réadapter la perception du quotidien à l’éclatement oppressant non seulement d’un phénomène externe, mais d’une nouvelle identité pré-emballée qui chevauche la sienne, celle qui est construite par les stratifications du vivant, en véhiculant les attentes et les réactions.

Le moi physique, courbé par le joug de l’inarrêtable et envahissante représentation de sa propre image spéculaire et conflictuelle tournée contre lui-même, devient la marionnette de son propre avatar, subit la honte ou l’exaltation que le peuple digital associe à sa réalité, perd cette possibilité initiale et attrayante de choisir l’image de lui-même pour communiquer aux autres, à un public vierge et inconnu auquel se présenter selon son désir.

«Ainsi change le sens intime du réseau social, qui s’étend, s’effiloche en relations limitées.»

Le système autopoïétique qui a gouverné les sociétés humaines s’est déplacé dans le monde virtuel, et s’est reformulé sur la base d’un nouvel espace relationnel, de là, pour l’extension croissante du virtuel dans l’espace de la réalité, nous sommes passés à la reformulation d’une autopoiesis quotidienne liée aux mécanismes qui s’avèrent fonctionnels dans l’espace social.

Ainsi change le sens intime du réseau social, qui s’étend, s’effiloche en relations limitées à la possibilité réciproque d’espionnage sur des images sélectionnées, altère le sens de la participation, relégué à la pression sur un «s’abonner» ou un «partager».

La façon de communiquer assume de nouvelles règles, de plus en plus dépendantes des représentations iconiques des émoticônes qui sont les substituts standardisés au contact visuel et sonore. Et dans la corrélation étroite entre la langue et la culture, entre ce système qui parle de la société qui l’utilise et qui se modifie lui-même, altère les règles sociales du système dans lequel il est partagé. Jusqu’à ce qu’il trace un nouveau profil, globalisé, répandu et aplati dans l’homologation à un système détaché du contexte local, pensé et structuré pour la gestion des relations humaines dans le domaine virtuel.

Agissant constamment dans l’espace du web social, avec le filtre d’une représentation hyper-construite, notre façon d’entrer en relation les uns avec les autres change. Tout comme change, par rapport au monde extérieur à l’écran, notre manière de nous représenter nous-mêmes et les autres dans le virtuel.

C’est donc – par l’habitude prise dans un monde communautaire parallèle, au sein duquel il n’y a pas de limites et de règles de relations sociales structurées dans la coexistence quotidienne, fonctionnelle et spécifique de chaque réalité communautaire – que réside la capacité de diffusion symbolique du monde du social à transformer ces alter ego virtuels en visages prédominants de soi.

«Le moi physique (...) devient la marionnette de son propre avatar.»

L’anthropologie de la contemporanéité doit donc questionner et investiguer la construction et la reformulation de l’homme, dans le sens concret du sentiment, à la suite de la collision sur une nouvelle identité de l’individu.

En mettant l’accent sur la construction de la conscience de la personne humaine et de la société, en descendant dans la spécificité de l’individu, pour élargir progressivement l’observation le long des trames du réseau social dans lequel il se déplace et qu’il tisse lui-même. Il est nécessaire d’étudier les abîmes de ce phénomène social et d’identifier les stratégies de résilience culturellement – connotées et fruit de cet amalgame inséparable d’actes mentaux, de souvenirs personnels et collectifs, de souvenirs autobiographiques et de moments d’expérience socialement partagés. Tout ce qui constitue la réalité à opposer aux dérives trompeuses d’une duplication constante et parallèle de l’ego.

«questionner la construction et la reformulation de l’homme dans le sens concret du sentiment.»

Que le web soit un lieu non seulement virtuel, mais capable de façonner le quotidien social est une condition qui doit être comprise en profondeur. Pour penser, structurer et apprendre à gérer collectivement les parcours éducatifs et la compréhension généralisée de la réalité virtuelle.

Il faut penser, en dépit de la vitesse engendrée par notre temps, à de nouveaux signifiants qui peuvent rendre immédiat le sens des phénomènes naissants. Créer de nouvelles structures personnelles, et donc sociales, permettant de gérer la relation entre le monde physique et le monde web, dans la certitude de la non-séparabilité, aujourd’hui, des deux espaces.

Valeria Dell’Orzo, 
anthropologue

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