Publié le: 1 juillet 2022

«Luxe» suisse sanctionné par l’UE

horlogerie – Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération horlogère (FH) estime que les sanctions de l’UE reprises telles quelles par la Suisse sont disproportionnées pour l’horlogerie et ne tiennent pas compte de la réalité. Avec un plafond fixé à 300 francs qui ne permet pas aux marques de procéder aux réparations alors que le droit russe est sévère.

Sur les sanctions suisses reprises par la Suisse à l’Union européenne, quelle n’a pas été notre surprise de découvrir que les produits coûtant plus de 300 euros étaient taxés de «biens de luxe» par l’UE et, à ce titre, faisaient partie des sanctions prises contre la Russie. Le plus étonnant étant encore que la Suisse a repris ces sanctions sans les modifier, sans égards pour la branche horlogère, qui est intervenue. Vous avez défendu ses intérêts à Berne. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu par le Conseil fédéral?

Jean-Daniel Pasche: Pas vraiment. D’une part, nous ne mettons pas en cause le principe des sanctions. Cela fait partie des instruments qui permettent de ramener de la raison, de la sérénité, de mettre fin à des conflits et d’exprimer de l’empathie aux populations agressées. C’est le but et nous le comprenons. Et le fait que la Suisse souhaite s’unir aux autres acteurs. J’aimerais relever le fait que l’horlogerie suisse a pratiquement stoppé ses exportations à destination de la Russie dès le début du conflit fin février et sans attendre la prise de sanction, même s’il y avait des produits dans le pipeline. Pour le mois de mars, on a une baisse de 96 % de nos exportations. Et en mai, seuls 15 000 francs ont été exportés, contre 23 millions de francs en 2021. La difficulté, c’est que le droit russe est très sévère en matière de protection des consommateurs. Si vous ne réparez pas les produits dans un délai très court, vous êtes susceptibles d’être sanctionnés. Donc il est possible que sur place en Russie, il y ait des gens qui essaient de faire réparer des montres pour échapper aux sanctions du droit russe.

Limite de 300 euros: c’est disproportionné. Il aurait fallu tenir compte de la réalité économique suisse

Ce qui nous concerne avant tout, c’est cette limite de 300 francs à partir de laquelle les produits sont considérés comme des biens de luxe. Elle a été mise par l’Union européenne à 300 euros et la Suisse l’a reprise telle quelle. Le problème, c’est qu’on ne peut pas assurer le service après-vente des montres de luxe parce que les composants sont souvent plus chers que 300 francs. S’il vous faut remplacer une boite de montre ou un cadran, un mouvement, cela revient plus cher. Et si on ne peut pas exporter, on ne peut pas réparer. Et là, c’est une préoccupation pour les marques. Ce n’est pas comme si nous voulions à tout prix exporter en Russie. Mais le paradoxe, c’est qu’on est tenu par la loi russe à réparer. Et à cause des sanctions, on ne peut pas le faire.

Faut-il voir derrière cette limite un traitement de «faveur» de l’Union européenne pour la branche horlogère de luxe en Suisse? Voire des représailles idéologiques?

Il n’y a pas en effet une grande production horlogère de luxe dans l’UE. Pour les voitures de luxe, c’est la barrière de 50 000 qui prévaut. Dans cette liste de biens de luxe, le vin de luxe est à 300 euros, les produits électroniques à 750 euros et les bijoux et les montres de luxe à 300 euros. Quelque chose ne va pas, c’est disproportionné. Il aurait fallu tenir compte de la réalité économique suisse. Notre approche à nous n’est pas idéologique: notre segmentation des marchés est faite depuis très longtemps et pour nous, le luxe, c’est à partir de 3000 francs prix ex-usine. Nous aurions trouvé plus logique de reprendre cette limite qui correspond à notre réalité et qui n’a rien à voir avec la guerre en Ukraine. Et qui nous permettrait d’assurer un service après-vente.

Le sentiment d’avoir été écoutés?

Non. Avant même la reprise des sanctions par la Suisse, nous avions signalé aux autorités cette segmentation. Mais nous n’avons pas été entendus. On en prend acte, voilà. Nous sommes restés très factuels.

Comment se porte par ailleurs le monde horloger suisse avec une actualité internationale chargée?

Pour nous, il y a deux foyers de turbulences, ou facteurs d’incertitude pour l’évolution future de la branche. La guerre en Ukraine avec les effets qu’elle déploie. Une autre préoccupation, c’est le regain de la pandémie en Chine. La montre a besoin d’une situation calme parce que ce n’est pas un produit dont on a besoin pour vivre, lié à l’émotionnel. Or, quand la situation devient difficile, les gens ont moins envie de se faire plaisir. Si l’on considère la marche des affaires, l’horlogerie se porte relativement bien. Nous avons eu une bonne année 2021 durant laquelle nous avions retrouvé les chiffres d’avant crise. Cette évolution positive se poursuit en 2022. Après les cinq premiers mois de l’année, nous avons une augmentation des exportations de 12,8 % sur cinq mois – de janvier à mai. C’est positif.

«Le problème, c’est qu’on ne peut pas assurer le service après-vente...»

Le contexte chinois actuel, comment le voyez-vous?

Dans le détail, ça baisse en Chine, mais ce n’est pas une surprise. Nous nous attendions à une baisse des exportations après deux fortes années d’expansion en 2020 et 2021. D’une part parce que l’économie chinoise avait repris de la vigueur dès juin 2020 en sortant de la crise Covid plus vite que nous. D’autre part parce que les Chinois ne pouvant plus voyager, ils devaient consommer sur place. D’où un effet de base en 2022. Aujourd’hui, l’économie chinoise connaît un nouveau ralentissement et subit les effets de la reprise de la pandémie avec les lockdown. Et tout cela nous impacte. Si la Chine est un marché important, il est aussi bien de pouvoir compenser des marchés qui vont moins bien par d’autres marchés qui vont bien. C’est aussi la politique de notre industrie et de nos marques, c’est d’être présents le plus largement possible géographiquement. Et de ne pas mettre tous les œufs dans le même panier.

On en a trop fait en Chine?

Non, il y a du reste encore du potentiel dans ce grand pays et nous ne sommes pas présents partout de la même façon. Il faut être présents en Chine et ailleurs aussi.

Et dans les autres régions du monde, une vision d’ensemble se dégage-t-elle pour 2022?

Par contre, cela va très bien aux États-Unis, c’était la bonne surprise de 2021 et cette forte croissance se poursuit maintenant. À cela s’ajoute une belle reprise sur les grands marchés européens, Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni, après deux années difficiles.

L’année 2022 sera positive, on est assez confiant, mais elle est devenue plus incertaine depuis le mois de mars avec la crise ukrainienne. D’une part on ne peut plus exporter en Russie qui n’est pas un grand marché, avec environ 1 % du total de nos exportations. Mais il y a tous les effets liés à cette crise en termes d’approvisionnement en matières premières, en énergie et surtout – coût de cette énergie. L’augmentation du prix de l’électricité par exemple affecte nos sous-traitants. Et en particulier dans le décolletage. Ensuite il y a toute la question de l’inflation qui touche différentes régions du monde, notamment l’Europe et les États-Unis. Dans quelle mesure ces facteurs pèseront sur le monde horloger, c’est difficile à dire, mais cela pourrait avoir un impact. Les transports sont aussi affectés, le transport aérien perturbé, les containers restent bloqués. Les produits sont plus difficiles à acheminer et les coûts de transport augmentent eux aussi. Malgré tout, une année qui devrait être encore meilleure que 2021, qui était déjà bonne, certes avec des différences importantes entre les entreprises. Sauf en cas de nouvelle catastrophe au niveau géopolitique.

Nos exportations sont assez bien réparties et nous prospectons aussi des marchés futurs et en devenir. Pour nous, l’amélioration des conditions-cadres de certaines régions du monde est très importante et nous saluons par exemple l’entrée en vigueur l’année passée de l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, un petit marché pour nous, mais qui dispose certainement d’un grand potentiel, le plus grand pays musulman au monde avec plus de 270 millions d’habitants. Je pense au Vietnam et à cette région aussi, à l’Amérique latine et au Mercosur pour lequel nous appelons de nos vœux la conclusion d’un accord de libre-échange. Ce qui permettrait d’améliorer la situation au Brésil et en Argentine.

«...Mais le paradoxe, c’est qu’on est tenu par la loi russe à réparer.»

Il y a des régions qui résistent?

Certaines régions résistent, mais pas aux montres suisses! (rires) Mais certaines ne bénéficient pas de conditions-cadres très favorables, comme le Brésil. En Amérique latine, notre premier marché, c’est le Mexique, avec lequel nous avons un accord de libre-échange qui fonctionne bien. Songez qu’on exporte six à sept fois plus au Mexique qu’au Brésil, ce qui n’est pas normal si l’on compare les puissances économiques de ces pays. Un autre pays qui nous préoccupe, c’est l’Inde, très protectionniste, très compliqué, cela ne s’améliore pas, bien au contraire. Et les négociations avec l’Inde n’aboutissent pas. Il y aurait du potentiel, mais il faudrait pouvoir simplifier. Avec le Vietnam, il y a des discussions. Les États-Unis sont devenus notre marché numéro 1, les conditions sont bonnes. Si nous pouvions avoir un accord de libre-échange, ce serait encore mieux! Ce n’est pas comparable à l’Inde ou au Brésil en termes de taxes, mais on a encore du potentiel, à l’intérieur du pays, pour faire connaître nos produits. Il y a encore des régions dans lesquelles on est moins sensible aux montres suisses.

Interview: François Othenin-Girard

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