Publié le: 1 juin 2018

Patriarche et forain

WILLY BOURQUIN – Nomades, entretenant des liens de sang 
avec le monde du cirque, les entrepreneurs ès carrousels 
défendent la liberté. «Nous apportons du bonheur aux gens.»

Un forain m’a serré la main. Et dans ses yeux, j’ai lu la fierté d’appartenir à un monde évoluant en marge du nôtre. Les carrousels sont à Lausanne-Ouchy. «Sur le même emplacement que le Knie», précise Willy Bourquin, figure du sage qui fend tranquillement la foule entre les stands, tandis que pulse la musique des «carrou». Sous la grande tente à l’entrée, il nous explique ce qu’il entend par dynastie familiale chez les forains. «Mon premier fils s’occupe du Dragon, qu’il a complète­ment rénové et auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux.»

On passe aux autos tamponneuses, voilà l’ainé, Sacha. Il distribue les jetons en souriant aux gosses. On a tous en mémoire le regard du type qui vous balance une poignée de jetons. Surgit son petit-fils Mike, responsable des ­Waterballs aux côtés de sa jeune amie Cécilia Wetzel. Une autre famille célèbre de forains – des amis, des concurrents – tous vivent dans les caravanes au bord du lac. Cela dure cinq semaines à Lausanne, ensuite on démonte et ça repart.

Une Genferei Ă  Plainpalais

Parfois, il y a des drames. Politiques, bien sûr. Ainsi, la perte de l’emplacement de Plainpalais à Genève – attribué par les autorités genevoises à un acteur hexagonal comme le Cirque du Soleil. Un coup de massue malvenu qui suscite rogne et incompréhension dans le microcosme des carrousels. Des solutions de rechange seraient à l’étude. Un ange sourit sur une balançoire...

Cette «Genferei» illustre aussi la montée générale de la concurrence européenne. Elle place les Romands de l’étape sous une forte pression. Une branche déjà fragilisée par les conditions météo, les taxes sur le divertissement, les prélèvements des pouvoirs publics pour tout et rien, l’imposition des déchets, les factures du nettoyage des places. Les possibilités d’embrouilles sont aussi nombreuses que les câbles qui servent à fixer les gigantesques machines.

Des barrières cantonales

Un petit contrôle par-ci, une inspection par-là, mais bien sûr, cher Monsieur, c’est pour la sécurité du public – quel esprit mal tourné oserait y voir quelque chose de négatif. «Imaginez qu’il faut une autorisation chaque fois que nous voulons changer de canton avec un camion de 42 tonnes, peste Willy Bourquin. Pour nous, les expertises coûtent les mêmes montants astronomiques et nous roulons à peine 1000 kilomètres par année, contre quinze fois plus pour n’importe quel camionneur!»

Il y a aussi les investissements monstrueux auxquels il faut consentir. Ils sont fréquents, pour renouveler la sacro-sainte attractivité des installations aux yeux du grand public. Comme dans les stations de ski, la nouveauté est le seul levier qui permette de déplacer les foules.

Bureaucratie à 60 mètres de haut

Il faut sentir le vent tourner, revendre sa machine dans un autre pays, régler les questions de certification. «Le TUV allemand est agréé en Suisse, ce n’est pas le cas pour le TUV italien. Il faut donc refaire les papiers ...» Choisir une tour de 60 mètres de haut vous assure une certaine visibilité. En revanche, la fréquence des contrôles s’accélère, il faut discuter avec la police des constructions, former les équipes lors de stages chez le fabriquant. Qu’ils sachent manipuler les vérins hydrauliques qui, en cas de panne, permettront aux gens de redescendre sans encombre. «Les accidents arrivent, mais heureusement le plus souvent sans gravité, l’un des plus fréquents étant l’employé qui frime et se coince un pied.»

Mon fils, tu seras forain

Quand il était petit, le forain était déjà forain. «Tout commence avec un manège ou une petite attraction. Le père explique au fils comment ça marche et on y vient comme ça, par tradition familiale.» Les enfants font souvent des apprentissages. Chez les Bourquin, l’un est électricien, l’autre serrurier – «ma fille est vétérinaire, elle est en stage en Australie. Car elle, c’est plutôt le monde du cirque qui l’intéresse.»

Le cirque, au cœur de cette affaire! Car les liens entre forains et gens du cirque sont extrêmement ténus. La maman de Willy Bourquin était une trapéziste qui faisait partie de la dynastie du cirque Nock. Quant à son père, il était horloger. Enfin, il aurait dû l’être. Car dans les années trente-cinq (20e siècle), la crise est monu­men­tale, les trois frangins Bourquin se retrouvent d’un coup sans emploi.

J’ai même fait le gorille

C’est comme ça qu’ils ont commencé. Dans les marchés, ils installaient une grande poutre et proposaient au public de planter un clou en deux coups de marteau. Ce n’était pas évident! En raccourci, c’est comme ça que son père a séduit sa mère. Une génération plus tard, le cirque est là, dans la tête du forain. Le fils Willy est un sacré numéro. «A vingt ans, je faisais l’homme qui se transforme en gorille, se souvient-il, ému. Puis, j’ai eu le numéro de la chaise électrique, celui de l’homme enchaîné.» Dans sa tête, il feuillette l’album de souvenirs. «J’ai quelque part une caravane pleine d’articles et de souvenirs. Ceux que nous partageons avec la famille Knie, nous étions tous réunis ici à Vidy en 1964 pour l’Expo Nationale. La Grande Roue s’élève tout doucement au-dessus de la fête foraine. Il vous parle de Bello Nock, «un clown qui fait actuellement un tabac» dans le Gotha des ronds de sciure. «Il y a aussi tous ceux qui l’ont précédé. Montecarle, c’est notre Mecque, conclut Willy Bourquin. J’y vais chaque année pour me recharger les batteries. Le Prince Albert fait honneur à notre profession.»

 

L’ami à «Delamure»

Quelles sont ses valeurs? «La fierté de m’appeler Bourquin, les bons forains ne laissent pas un mégot trainer par terre. Il en va de notre réputation. Pas de casier judiciaire, un forain doit être propre à chaque demande d’autorisation. Tout cela marche à la confiance ...»

Une autre chose dont Willy Bourquin est fier, c’est de faire partie des Vieux-Grenadiers de Genève. Plus tard, il parle de l’amitié qui le liait à feu le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz. «Je l’ai connu quand il était Syndic de Lausanne. Je cherchais à obtenir une autorisation. On m’a dit: ‹Tu ne peux pas déranger le Syndic comme ça, il te faut d’abord t’inscrire au Parti Radical si tu veux lui parler.› Je me suis exécuté, nous avons fait connaissance, il ne pouvait rien faire pour moi. Mais nous sommes restés amis.»

Le souvenir du Général

Autre motif de fierté, ses deux oncles au service du Général Guisan: «L’un était son garde du corps, l’autre son majordome. Les temps ont bien changé. A cette époque, nous nous appelions Monsieur même entre nous.» Autre exploit: faire descendre Daniel Brélaz aux carrousels à Ouchy. Mais certaines mauvaises langues ont pointé du doigt une année électorale. Une certaine brouille a suivi ...

Le soleil allonge l’ombre de la grande roue tandis que la chaleur de cette fin d’après-midi envahit soudain la place. Lorsque le public est moins affluent, les tours durent un peu plus longtemps. Les gosses y gagnent quelques minutes.

 

Le message pour Berne

Face au monde extérieur, les forains se soutiennent et se dépannent. Et pas seulement lorsque sur la route lorsque l’un d’eux tombe en panne. En même temps, ils sont concurrents. «Nous devons lutter pour garder notre place d’une année à l’autre. Nous sommes d’abord tous des indépendants.»

Et quel est son message à la classe politique à Berne? «Que l’on respecte les forains dans leur dimension culturelle», lâche-t-il, après un instant de réflexion. La con­ver­sation prend un tour émotionnel. «Une ville dans laquelle il n’existe plus de fête foraine est une ville morte. Ce qui nous touche, c’est d’entendre les enfants crier de joie et les gens rigoler sans avoir besoin de prendre de l’alcool ou de la drogue.» La joie de vivre, c’est le moteur qui fait tourner les carousels.

François Othenin-Girard

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