Publié le: 9 avril 2021

Plongés dans le feu de l‘action

FONDERIE BRÜGGER À VILLARS-SUR-GLÂNE (FR) – Arnaud et Alexis Brügger, troisième génération, reprennent l‘entreprise fondée par leur grand-père suite au décès de leur père. Un ami d‘enfance du quartier, Jason Jaquier, les a rejoints. Rien ne les avait préparés à apprendre un nouveau métier et à reprendre une PME.

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Deux frères sont devenus fondeurs de cloches et de sonnailles presque du jour au lendemain. Représentants de la troisième génération, Arnaud et Alexis Brügger ont choisi de reprendre en main l’entreprise familiale, basée à Villars-sur-Glâne et réputée dans toute la Suisse. L’ainé a renoncé à une formation d’ingénieur dans une Haute école à Fribourg et le cadet, qui était parti pour devenir carreleur, vient de changer de métier. Un changement de cap radical et vécu de surcroît lors d’un moment difficile: leur père Stéphane Brügger (1963-2019) allait être emporté des suites d’une longue maladie. Et un mois plus tard, comme par un second coup du sort, leur grand-père Marius Brügger (1938-2019) décédait également.

«J’ai eu un flash lors d’un cours de math, raconte Arnaud. En sortant, je suis allé voir mon père à l’hôpital. Je voulais lui dire qu’il pouvait compter sur nous, que nous ne laisserions pas cette entreprise partir et que mes études, je pourrais toujours les poursuivre plus tard. J’ai réalisé à cet instant qu’une PME pouvait elle aussi mourir trop vite.»

La reprise fut mouvementée. Un ami d’enfance habitant dans le quartier, Jason Jaquier, les rejoint. Il prend en main l’administration et l’IT – tout en se familiarisant avec divers travaux liés aux activités de la fonderie.

«Les premiers mois furent vraiment difficiles, confirme Jason Jaquier. Nous commençions à sept heures du matin, nous terminions le soir à minuit! Mais à force de persévérance, nous avons peu à peu développé nos compétences. Et le résultat, c’est que nous sommes devenu une équipe bien complémentaire.»

«Je voulais dire à mon père qu’il pouvait compter sur nous …»

«Durant la journée, mon frère Arnaud suivait encore quelques cours dans son école et nous rejoignait afin que j’apprenne en quelque sorte les bases du métier et que je fasse mes premiers essais de cloches», raconte le cadet Alexis.

Ambiance volcanique et créative

Située sur la route de la Glâne à Villars-sur-Glâne, que l’on emprunte depuis Fribourg pour se rendre en Gruyère, la fonderie passerait presque inaperçue sans une cloche sur le toit et une vitrine d’un autre âge présentant divers objets: des cloches et des sonnailles, bien sûr, mais aussi des plaques en bronze, des pièces fondues, de petites sculptures, une main en souvenir de celle d’un bambin.

Passé la porte, le visiteur est plongé dans une ambiance volcanique, dense et poussiéreuse. Le regard est attiré par la chaleur et la lumière des forges. Le métal est là, on l’entend qui résonne sous les coups de son démiurge. Arnaud retire sa moitié de sonnaille du feu où elle est cuite et recuite, rougie, blanchie. Puis il la glisse dans la matrice, une sorte d’enclume en creux qui force la matière dans ce qu’elle doit devenir. Cling! Cling! Cling! On sent dès la première seconde à quel point la tâche est herculéenne. «Pour une seule sonnaille, indique Alexis, il faut porter jusqu’à quatre mille coups.»

La marque P. Morier

Arnaud reprend son souffle et relance la ventilation de la forge, nourrit son amie de quelques généreuses pelles de charbon. Puis, il s’essuie le front. A 25 ans, il est devenu «gérant président» – le titre le fait sourire. Bref, il s’occupe des sonnailles P. Morier, la marque prestigieuse reprise par son grand-père au fondeur Willy Roch vers le milieu des années 1980.

Une marque qui vous donne accès à la grande tradition des artistes campanaires de ce pays, au respect des syndicats d’éleveurs de bétail, aux honneurs des fêtes traditionnelles, fêtes des vignerons, fêtes de tir, mais aussi à une vaste clientèle pour laquelle le fait d’offrir une cloche permet de rythmer les grandes étapes d’une existence: naissance, majorité, mariage, moments dont on se souviendra. Et auxquelles s’ajoutent les occasions de les montrer, les foires, les désalpes, les concours. Des régions dans lesquelles les cloches sont aussi devenues des emblèmes pour des clubs de sport, des entreprises. Fabriquer une sonnaille Morier, cela signifie tenir son rang lors de la fameuse foire de Romainmôtiers, qui se déroule (normalement!) trois jours en octobre.

Premier pas à la forge

La fonderie Brügger est une entreprise familiale et ses murs en portent les traces. Des dessins d’enfants à la craie émergent de la suie. Arnaud sourit en nous montrant, ici, un visage souriant d’un personnage. Ou là, un mot (magique?) en grandes capitales. Ou encore ce dessin évoquant un personnage de cirque, affiché par son père dans le bureau. Ce bureau où des séries de sonnailles et de cloches de différents formats sont suspendues. L’une d’elle leur tient à cœur: sur la partie en cuir réalisée par le sellier, on voit le papa, Stéphane, qui s’active à la forge. Et ses initiales, S. B.

«offrir une cloche permet de rythmer les grandes étapes d’une existence.»

Les enfants Brügger – dont un troisième frère, également copropriétaire mais sans être actif dans la fonderie – ont bien noircis leurs habits à la fonderie. En fait, Arnaud a commencé à tutoyer la forge en 2017, apprenant de son père les arcanes de la résonance d’une cloche ou d’une sonnaille. Quant à Alexis, le cadet, il est arrivé en renfort fin juillet 2019. Il a tout appris avec son grand frère. Il sourit d’être là, on sent que cela lui change du métier de carreleur qu’il apprenait il n’y a pas si longtemps. «Mon frère a appris le métier à la dure avec mon père. Heureusement pour moi, Arnaud a plus de patience pour les explications que mon père n’en avait.»

La voix de la sonnaille

C’est aussi que les meilleures explications du monde ne remplacent pas les expérimentations, les heures de forge, les tentatives, les ratages. «Mon père m’a confié un jour qu’il avait fallu quatre ans à mon grand-père avant de pouvoir sortir une première cloche qui ne sonnait pas comme un seau», lance Alexis, pensif.

La complexité de la tâche et le nombre d’opérations ne leur ôte pas le sens de l’humour. Au contraire, une certaine humilité semble faire partie de la culture de cette entreprise. A partir d’une tôle d’acier, marquée et découpée en deux demi-plaques, les deux futures moitié de la sonnaille sont forgées et tapées. Elles sont ensuite soudées, brasées au chalumeau, meulées, retapées, aplanies. Bien sûr, il y a encore toute une série de secrets de fabrication que nous n’évoquerons pas.

Crucial, le travail sur l’ouverture de la sonnaille: la recette pour une résonance parfaite n’en finit pas d’être améliorable. Donc améliorée. Il y a aussi la balancière fixée à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Enfin, pour le néophite, ce moment tant attendu où les grandes sonnailles, disposées par terre les unes à côté des autres dans l’atelier, sont testées du point de vue de leurs qualités sonores et musicales. Chacune a une voix différente. C’est alors une grande Poya, celle des artisans campanaires, grand cortège résonnant qui évoque un autre rite de passage, celui des vaches montant à l’alpage. Apparemment, chaque vache a sa cloche, sa sonnaille, bien à elle.

«Les premiers mois furent vraiment difficiles! nous terminions le soir à minuit!»

«Les éleveurs nous le disent, elles y tiennent beaucoup et si l’on se trompe, les vaches ne sont pas contentes, et parfois même refusent d’aller boire, raconte Alexis. Elles font des caprices jusqu’à ce qu’elles reçoivent la leur. Cela leur permet aussi de se reconnaître entre elles à distance dans les pâturages. Et accessoirement, à l’homme de les trouver. Chacune a sa place dans le troupeau et la Reine possède la plus grande, toutes les autres le savent.»

Naissance d’une cloche

Dans une autre partie de la fonderie, une flamme sort d’un creuset. On dirait une énorme casserole. Alexis ouvre la coupole en cuivre et jette à l’intérieur des morceaux de cuivre, de l’étain, du bronze. En face, il a préparé ses moules remplis de sable de silice, doucement tassés, couche après couche – un travail de longue haleine qui requiert beaucoup de savoir-faire. Dans la partie vide qui à l’intérieur du moule accueillera le métal fondu, à l’aide de petits outils, il a imprimé les lettres ou les petits motifs qui se retrouveront sur la partie extérieure de la cloche. Un travail là encore, de haute précision. «On fait figurer deux anneaux pour les cloches de mariage, explique-t-il. Des noms, ou des indications souhaitées par le client. Un sapin, une vache, une date – le client est roi!»

Le creuset gronde et la flamme devient verte. Le moment est venu de couler. Alexis revêt alors sa combinaison ignifugée et un casque spécial. On dirait un cosmonaute! Il ouvre le couvercle et recule d’un pas: la température a dépassé les 1200 ° C. A l’aide d’une louche, il extrait le métal coulant et le verse dans les moules. En jaillissent parfois des gerbes d’étincelle et des gouttes blanches qui, sur le sol, jaunissent puis rougissent, avant de se faire oublier, penaudes.

Dix minutes, c’est à la fois peu et beaucoup pour le jeune artisan qui attend leur naissance. Un coup de mailloche, une sombre masse de sable fumant se fait voir, la cloche est là! On la brosse, elle émerge de sa gangue. Un autre coup et voici son premier cri: elle résonne longuement et ses harmoniques se déroulent durant plus de trente secondes.

«La première est parfaite!» C’est un accouchement en série auquel se livre Alexis. En quelques minutes, les voici alignées sur la table. Il faudra encore les meuler, faire ressortir les lettrines, les symboles. Un sellier préparera quant à lui son habit de cuir, en fonction des préférences du client. Quant à Alexis, il rêve d’un dispositif permettant de voir à l’intérieure du moule lorsque le métal fondu pénètre dans le sable. «J’aimerais tellement comprendre comment cela se passe à l’intérieur …»

L’avenir le dira

Comment voient-ils la suite? Quelles nouvelles clientèles? Comment toucher les jeunes générations, renouveler voire développer ce marché dans la campagne, et éventuellement dans les villes? Quels produits complémentaires? Quels canaux de vente utiliser à notre époque?

«C’est encore un peu tôt pour toutes ces questions que nous nous posons, bien sûr, relève Arnaud. Pour l’instant, nous voulons avant tout assurer la qualité et remplir les commandes que nous continuons à recevoir. C’est déjà en soi une gageure: mon père disait que pour que l’entreprise soit rentable, il fallait produire au moins deux sonnailles par jour.»

Il y a aussi tout un univers à apprivoiser, en plus d’apprendre un métier. C’est celui de la PME. «Au bureau, nous avons pris les documents les uns après les autres, pour comprendre à quoi cela servait et ce qu’il fallait en faire, sourit Jason Jaquier. Au début, nous n’en avions aucune idée. Tout était à reconstruire …»

A les voir sourire tous les trois, on comprend que l’aventure est passionnante. Et on leur souhaite un merveilleux voyage entrepreneurial.

François Othenin-Girard

fokus kmu

Pour les Romands

Dans la foulée de ce reportage, un court-métrage a été préparé dans le cadre de l’émission de TV de l’usam, FOKUS KMU: il sera diffusé sur les chaînes régionales suisses alémaniques TeleZüri, Tele M1, TeleBärn, Tele 1 und Tele Ostschweiz – et sur Internet dès la mi-avril.

www.gewerbezeitung.ch/de/newsmedien/fokus-kmu

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