Publié le: 9 novembre 2018

Précieuse réserve de rationalité

ANALYSE – Le sentiment de pénurie est un grand moteur dans l’économie, car c’est lui qui détermine l’expression des besoins. Le taux d’intérêt naturel (TIN) est le prix de l’argent pour qu’une économie reste stable. Actuellement, on s’en éloigne…

Dans notre dernier baromètre conjoncturel (JAM 10), nous avons utilisé la notion de «réserve de rationalité» pour qualifier le comportement de certains entrepreneurs suisses qui ont tiré parti de la dernière crise pour prendre des mesures qui, par la suite, se sont avérées positives. Certains lecteurs nous ont demandé ce que nous entendions par ce terme. Voici donc un éclaircissement.

L’entrepreneur et la pénurie

L’expression d’une pénurie comme moteur de l’esprit d’entreprise ? Cela peut sembler surprenant, mais c’est bien le cas: la plus grande partie des décisions entrepreneuriales sont basées sur des situations de pénurie. En fait, c’est la pénurie qui pousse les entrepreneurs à prendre des décisions rationnelles. Comment cela se passe-t-il?

«Le taux d’intérêt naturel est donc la réserve de rationalité des entrepreneurs.»

Les entrepreneurs sont confrontés dès le début à la résolution de certains problèmes de pénuries. Leurs clients ont des besoins: traduit au plan économique, un besoin consiste en l’expression d’un sentiment de pénurie. Or celui qui offre des produits ou des services répond aux besoins des clients. Le revenu qu’il dégage de cette activité est la contrepartie-même de la résolution d’une situation de pénurie.

Le groupe qui souhaite prendre un repas ensemble exprime un sentiment de pénurie. La restauratrice qui offre des prestations gastronomiques offre une solution pour faire face à la pénurie du groupe – et elle reçoit une contreprestation monétaire pour cela.

La pénurie et l’argent

La pénurie lorsqu’elle s’exprime par une demande engendre des effets sur les différentes décisions que doivent prendre les entrepreneurs, par exemple d’engager comme collaborateurs les candidats les plus efficaces, de réduire les coûts, d’améliorer la productivité. Si les moyens sont limités – ils le sont toujours par rapport aux désirs, aux besoins et aux possibilités des agents. Et lorsqu’il faut trancher, la décision portant sur l’utilisation de tel ou tel moyen est un compromis entre différentes manières de gérer la pénurie.

La même logique s’applique à l’argent. Pour être utilisé de manière rationnelle, l’argent doit avoir un prix en rapport avec sa rareté, donc un prix qui s’établit en fonction, une fois de plus, de la pénurie. Le prix d’argent est le taux d’intérêt. Et tout de suite, une question surgit: un taux d’intérêt de 0% signifie-t-il que l’argent est gratuit?

Taux négatif, le cas d’école

Le problème auquel nous sommes confrontés actuellement en Suisse est le suivant: le taux d’intérêt fixé par la Banque nationale est négatif? Est-ce que cela veut dire qu’épargner est moins rationnel que de consommer?

Pas du tout. Le taux «officiel» est maintenu pour des motifs politiques. Mais au-delà des taux «officiels», il existe un taux d’intérêt naturel (TIN), un concept utilisé par les économistes pour décrire le niveau du taux d’intérêt réel qui permet de maintenir une économie stable. La stabilité économique est définie en fonction du niveau de croissance soutenue des investissements et de la productivité.

La base de cette logique est la suivante: le potentiel de production ne peut pas être influencé par les politiques monétaires. Il est déterminé par des facteurs comme la part de la population active, son niveau d’éducation et de qualification professionnelle, le progrès technologique. Et surtout, de manière importante, le niveau des investissements consentis par les entrepreneurs. La politique monétaire n’ayant aucun effet sur ces facteurs, elle ajuste la demande à ce potentiel de production en la réallouant dans le temps. Le TIN est donc la réserve de rationalité des entrepreneurs.

Par exemple, si une hausse rapide des revenus est attendue en raison d’une forte croissance de la productivité, alors le TIN augmentera pour limiter la demande. En cas contraire en effet, les agents essayeraient de tirer immédiatement profit de leurs revenus futurs, ce qui aurait un effet négatif sur les revenus actuels.

Le point essentiel est le suivant: le TIN est indépendant de la politique monétaire. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de relations entre les deux. Un lien peut exister! Si la politique monétaire est ultra-laxiste, le taux d’intérêt maintenu par la Banque nationale chute en comparaison avec le TIN. Cette différence peut créer l’impression fallacieuse d’un marché où l’argent abonde.

Quelques mises en garde

Cette impression peut inciter les entrepreneurs à surinvestir ou devenir euphorique, s’endetter et prendre de mauvaises décisions financières.

L’histoire récente démontre cet effet. La crise financière des valeurs technologiques en 2001 a été créée par des investissements euphoriques motivés par un taux d’intérêt officiel trop bas. La crise financière de 2008 a été motivée par de mauvais investissements dans le secteur immobilier, induits par des taux trop bas.

Souvenons-nous qu’actuellement, les entreprises investissent beaucoup dans les métiers numériques, sans que cela rapporte des revenus ou d’autres retours sur investissement.

Par ailleurs, comme les taux d’intérêts sont trop bas, cela donne matière à réfléchir.

Henrique Schneider, usam

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