Publié le: 1 juin 2018

Être humain post-numérique

société – Pour comprendre l’évolution de l’homme numérique, il est nécessaire

d’inclure dans son observation les mécanismes et les effets liés à l’utilisation de ces instruments.

Afin de saisir comment nous sommes arrivés à la création d’un autre nous-même sur le net.

L’individu, sa façon de se mettre en relation avec les autres et avec lui-même, est le résultat d’un double processus, personnel et collectif, le résultat de relations communautaires au sein desquelles nous agissons, d’échanges entre l’ego et cet habitus, tel que défini par le sociologue Bourdieu – au sein duquel, et avec lequel, se constituent et se diffusent les actions qui donnent naissance à la reproduction sociale.

Pour comprendre l’équilibre social contemporain, il est essentiel de fixer son regard sur le résultat, sur l’individu et donc sur la société. Sur l’agir dans un espace social historiquement nouveau, tel que le web, intangible et invasif. Au sein duquel s’activent non seulement les jeunes, les digitaux natifs, mais aussi la population plus adulte, les immigrants numériques qui ont plongé dans ce monde après leur naissance. Et qui se déplacent dans un croisement continu de l’écran, restructurant les bases de leur identité et de leur socialité avec les briques d’une vie quotidienne virtu – réelle. Nous devons nous concentrer sur le processus de la genèse continue des identités individuelles, en considérant les visages et les masques que les habitants du virtuel prennent – à ­l’intérieur et à l’extérieur de l’écran où s’articule une réalité parallèle ­et fictive.

«un espace social historiquement nouveau tel que le web, intangible et invasif.»

Notre quotidien s’efforce de faire de la standardisation la réponse à la variété multiforme des individus. La diffusion de l’utilisation du réseau, les possibilités offertes par son immédiateté globale et l’attraction illusoire d’annuler les distances, ont fait que l’existence dans l’espace virtuel est devenue une caractéristique essentielle de l’espace externe. Et que l’habitude du support a été transformée, pour des raisons pratiques et de travail, en un besoin d’utilisation.

Il est donc nécessaire d’inclure dans l’observation de l’homme contemporain les mécanismes et les effets liés à l’utilisation de ces instruments, objets physiques et conceptuels qui sont utilisés. Ces derniers à leur tour créent, donnent naissance à de nouveaux sujets, tels que les plateformes digitales, que nous atteignons à travers nos dispositifs. Et auxquelles nous sommes liés dans un système d’interdépendance, de nécessité communicative et d’expression, mais aussi par l’affirmation d’une existence virtuelle indissociable de l’existence physique, qui ne réfléchit pas toujours cette dernière mais qui n’en est pas moins pertinente.

Reconnaître la réalité de l’existence individuelle et sociale qui se développe en parallèle à l’intérieur et à l’extérieur de l’espace du web social, pour comprendre l’incidence que cette dichotomie assume dans le contexte actuel.

Observer comment la centralité de l’individu chevauche sa perception, ou sa reproduction, double et souvent dissonante, à travers les réalités incidents qui se déplacent le long des deux côtés de l’écran, pour approcher le noyau du moi, individuel et collectif. Les plateformes sociales sur lesquelles nous nous déplaçons tous les jours créent une réalité binaire au sein de la société, le parallèle qui diffère souvent entre une identité qui nous fait agir dans le monde physique et une identité qui nous identifie dans le monde virtuel. Aux fluctuations du lieu de reproduction sociale, répond aussi un changement d’image de l’identité de l’individu.

Auparavant, ce complexe de construction était inséparable du contexte socio-géographique dans lequel il a été constitué et a agi. Aujourd’hui, le lieu de création s’est étendu. Il s’est artificiellement unifié dans l’espace pixélisé des moniteurs dans lequel la moitié virtuelle de l’ego de chaque utilisateur se déplace et interagit. Nous sommes ainsi arrivés à la création d’un autre nous qui existe sur le net, qui les met en communication, tisse des relations interpersonnelles et assume un rôle socialement partagé. Un rôle qui ne s’aligne pas toujours avec celui qui a agi en dehors des plates-formes, mais capable de remplacer le premier, sous la poussée incessante de la visibilité du web.

«la réalité virtuelle est réalité dans une société qui s’est habituée à se déplacer constamment entre les deux dimensions sociales.»

De manière plus ou moins prudente et volontaire, nous tous sélectionnons des traits caractéristiques pour nous présenter aux autres. Tant dans les relations directes et externes au web, que pour nous représenter dans l’espace virtuel, où l’altération et la sélection de ce que nous voulons communiquer devient une représentation explicite.

Présence, absence, activité, passivité ont changé avec l’utilisation croissante du web social et du web, la micro continuité de l’homme s’est adaptée et a adapté le web – et l’image qui filtre, se réfère et se construit. L’individu devient le résultat d’un travail précis de ciselure entre images et contenus, des pensées à rendre publiques et à diffuser comme le drapeau d’un «moi», d’une émotivité difficile à transpirer en l’absence de contact visuel et qui doit donc être associée à l’utilisation d’émoticônes, de «Humeur/Activité» et «Exprimez-vous». Notre visage est fixé dans la séquence de photos soigneusement choisies, découpées, modifiées, images fixes d’un masque en tant qu’icônes statiques du «moi».

La projection auto-construite de notre «nous» continue à prendre forme à travers les informations que nous choisissons de partager avec le public d’observateurs participant à la plateforme: via des liens qui montrent nos intérêts, ou plutôt les intérêts que nous choisissons de communiquer pour nous représenter. Mais ce n’est que la partie autogérée – même si elle est influencée par les relations interpersonnelles de la représentation du moi, du jeu des parties que vous choisissez d’interpréter dans un espace qui semble irréel et ludique, mais qui vous permet d’extérioriser le silence que souvent vous ne connaissez pas ou que vous ne pouvez pas expliquer dans le monde réel. Il y a aussi, non moins lourd, le masque que les autres, la masse indistincte et innombrable qui forme le web, peut décider de nous donner et de traîner hors de l’écran. Dans ce cas, la division entre les différentes réalités qui créent l’unicité de l’individu devient souvent insoutenable.

«la distorsion 
linguistique 
de l’oxymoron 
‹réalité virtuelle›.»

Le monde du net est, à tous égards, un double monde parallèle et performant, c’est un espace dans lequel le physique quotidien est soustrait et reproduit, annulant l’humanité de l’interlocuteur dont le profil est de plus en plus confondu avec une projection bidimensionnelle qui fige la capacité à se refléter dans l’autre. L’interlocuteur derrière son écran devient moins humain, moins semblable à nous. Il peut être humilié, moqué, annihilé ou réduit à une identité parallèle. Ou, avec la même facilité, transformé en fétiche pour être idolâtré et émulé. Tout devient possible et insignifiant dans la conscience de ceux qui n’ont pas les outils pour reconnaître l’humanité spéculaire, au-delà de l’écran.

«Présence, absence, activité, passivité 
ont changé avec 
l’utilisation 
croissante du web social et du web.»

Mais ceci est un jeu entre projections d’individus réels, qui se déploie sur le web. En d’autres termes, une réalité qui existe dans le virtuel mais qui est, en même temps, une dimension capable d’étendre ses réflexes dans la vie quotidienne du monde tangible. L’action dans l’espace virtuel ne montre pas immédiatement son caractère concret, mais l’acclamation mise en scène, l’exposition au pilori public, créent de nouvelles façons de se percevoir soi-même qui, bien que se déroulant dans l’espace déshumanisé de l’exposition, frappent le sentiment intime de l’individu. Ce dernier incorpore l’expérience virtuelle parmi les constantes de sa vie quotidienne, modifiant la perception de lui-même et des autres.

C’est dans la distorsion linguistique de l’oxymoron «réalité virtuelle» que se révèle la capacité de compression que le monde du net peut exercer sur ce qui est à l’extérieur. La réalité virtuelle est réalité dans une société qui s’est habituée à se déplacer constamment entre les deux dimensions sociales.

Valeria Dell’Orzo,

anthropologue

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