Publié le: 5 avril 2024

Éveilleur mi-sage et mi-mage

jean uroz – «La musique et les arts servent les êtres humains en leur permettant de réguler leurs émotions et en les emmenant vers une meilleure version d’eux-mêmes.» Parmi ses élèves, nombreux sont ceux qui reviennent dans son studio d’Hauterive, parce qu’ils aiment ce qui s’y passe.

«La musique et les arts servent les êtres humains en leur permettant de réguler leurs émotions et en les emmenant vers une meilleure version d’eux-mêmes.» Jean Uroz a pris conscience de ce qu’il était à l’âge de cinq ans: peintre et sculpteur. Un long combat qu’il continue de mener, chaque jour.

«Une vocation irrépressible, vitale, qui devra s’exprimer en dépit de tous les obstacles que le destin jettera en travers de son chemin», apprend-on sur son site. Retour sur la trajectoire d’un artiste qui, tout en vous parlant, vous observe avec l’intensité d’un guérisseur des Andes en pleine opération de révélation à vous-même, mi-sage et mi-mage.

Musique spécialement calibrée

Son studio est amarré à Hauterive (NE) dans un technoparc près du Laténium. Descente dans ce qui aurait pu être un abri antiatomique, mais qui est devenu un univers constructif. Il y a une bande- son qui semble démarrer à l’instant où l’on pénètre dans cette antre créative. De grands airs baroques profonds, une montée au sommet avec Mozart, des équilibres complexes signés Bach, le long fleuve sinueux d’un romantique. Et Jean Uroz semble épouser chaque inflexion des ondes sonores pour asseoir sa pensée.

«Mon fils a été diagnostiqué autiste et pour m’occuper de lui, j’ai mis ma carrière artistique entre parenthèses. Ma femme et moi avons travaillé avec la méthode Tomatis basée sur l’écoute et les stimulations psychosensorielles. Cette musique est spécialement calibrée pour permettre aux personnes qui souffrent de troubles autistiques de se sentir mieux.»

Et ça marche. Après une heure d’interview, on se sent vraiment pousser des ailes créatives. Pour un peu, on resterait à explorer les trésors de sa cave, on sortirait du papier, des couleurs. Le studio est magique: un cheval vénitien en fer forgé défie le temps qui passe. Sur une armoire, un poisson issu de profondeurs fantastiques nous toise, tandis que le petit dragon du festival du film neuchâtelois (NIFF) se repose, les ailes repliées. On se retourne et sur un chevalet, un fusain surgit, représentant une femme radieuse coiffée d’un beau chapeau. «C’est l’œuvre de Daniel, l’un de mes élèves très prometteur qui a débuté il y a une année seulement.»

Une enfance spartiate

Jean grandit dans les Pyrénées-Orientales, à Terrats, entre deux rivières où il cherchait dans la terre glaise de quoi nourrir ses envies de création. Le gosse qu’il était peignait à même les portes de la maison et, apprend-on, ses parents étaient fiers de son travail. On sent vite que son enfance ne fut pas facile.

«Mon père a dû s’exiler en France sous l’Espagne franquiste et nous avons dû vivre un temps sans lui. C’était dur, mais la vie nous a finalement réunis en France. C’était spartiate: mon père travaillait dans l’agriculture et la viticulture. J’ai connu des gens odieux et racistes. Alors je dessinais et je sculptais: l’âne de la crèche, un dessin par-ci, une gouache par-là, des portraits de voisins, des scènes de vie, des animaux de compagnie, je touchais à tout. Et c’est ce que je me voyais faire par la suite.»

La boulangerie, voilà ce qu’il lui faudra apprendre! Pas question de se lancer dans une carrière d’artiste. «Mon père s’est gentiment opposé à ma vocation et ce fut une grande, une très grande déchirure», sourit-il un peu tristement.

Peu à peu le portrait émerge, une grande partie reste dans l’ombre. On a pu dire que les photographes du sud de la Méditerranée sont attirés par l’ombre et ceux du nord visent la lumière – au risque de s’éblouir. Avec Jean Uroz, c’est comme si, restant à l’ombre, il projetait la lumière sur ceux qui l’entourent. «Je ne laisse rien en plan. Je finis tout ce que je commence. Quand je m’engage face à quelqu’un ou à quelque chose, c’est vital. Je n’ai plus ni stress ni souffrance.»

Apprendre Ă  recevoir (la critique)

Il parle de lui, mais revient vite aux autres, à ce qu’il peut leur apporter. «Je suis proche de mes élèves, je les regarde arriver, j’observe comment ils se tiennent. On ne peut pas être au top tous les jours. Nous venons au cours avec nos sensibilités et nos souffrances du quotidien. Dans une démarche artistique, nous avons besoin de ces failles. Il suffit que quelque chose nous touche, un détail, et notre cerveau se met à embellir le tout. On ne peut rien y faire. Notre esprit transforme tout ce qu’il touche en beauté. C’est la plus belle partie de l’être humain.»

Il dit être très attentif à ce qui se passe actuellement dans notre société. La difficulté qu’on éprouve à subir une épreuve comme le regard d’autrui sur son œuvre. «Au studio, chaque élève décide à quel moment son travail est achevé. Nous apprenons à recevoir la critique des autres comme un cadeau, du temps et de l’attention qui nous sont offerts. Nous apprenons à trouver les mots en restant dans la bienveillance. Nous nous donnons les outils nécessaires pour éviter les critiques agressives. Cela change la donne, cela crée un lien entre eux. Finalement, le temps et l’attention que nous pouvons donner aux autres changent l’humanité. Et la critique la plus dure reste l’indifférence, le fait de ne pas exister dans l’œil de l’autre – ce que je ne souhaite à personne. La malveillance est souvent liée à des offenses subies.»

Ses élèves sont comme des enfants qui ont besoin de tout apprendre. «Quand ils arrivent ici, je leur donne cette possibilité et le droit d’être en faiblesse, d’exister avec ce qu’ils ont dans leur tête. Je vois leur attitude physique, comment ils se tiennent et comment ils prennent leur outil en main. J’arrive à ressentir ce qu’ils sont. Et le moment arrive où nous plantons de bonnes graines dans les têtes, qui leur permettent le moment venu d’aller plus loin. Une positivité qui leur donne des ailes et leur donne le droit d’y croire – de croire à quelque chose que nous avons tous en nous, car ce qui nous retient, c’est la peur d’être nous-mêmes.»

Apprentissage de la peur

Le boulanger a fini par changer de vie. On le voyait enseigner le métier, mais lui ne s’y voyait pas. «En 1990, Jean Uroz a tout juste 26 ans et déjà toute une vie et un premier mariage derrière lui, raconte son site, il décide alors de tout quitter, le sud de la France, sa famille, son travail pour poursuivre son rêve à Paris. Durant deux ans, il va enchaîner les petits boulots et économisera afin de pouvoir s’offrir ses premiers cours d’art.»

Quand il parle de lui et de ce qu’il fait, on dirait un récit de J.M.G. Le Clézio. Des mots simples – chaque mot importe – et il prend le temps de raconter. Dans ce récit, le dépassement de soi et la victoire contre la peur sont des thèmes centraux.

«J’ai dû faire une année de service militaire en France et j’ai choisi de devenir maître-chien. J’avais une peur viscérale des chiens, mais je devais me prouver que j’y arriverais. Entrer dans la cage d’un fauve en tremblant et me faire accepter. Cela reste un souvenir d’une force incroyable, j’étais littéralement mort de trouille. Au bout d’une journée, ce berger allemand a fini par m’accepter et nous sommes devenus des frères. Avec le temps, je suis devenu son maître. Il m’obéissait à des signes très légers. Cette entente était tellement incroyable que nous avons passé de caserne en caserne pour faire des démonstrations.»

Reconnaissance transatlantique

Sur un coup de tête, il quitte Paris et cette vie de lumière, de projecteurs et de représentation qu’il a côtoyée un temps. La décision est prise: avec sa compagne et future femme d’origine suisse, ils referont leur vie à Washington DC. Sur place, c’est la débrouille. Le voilà un temps serveur dans des restaurants français, puis il déniche un job d’employé, puis d’archiviste, à l’ambassade de France. Le moment est venu de suivre sa pente et de prendre des cours dans une école d’art prestigieuse, d’acquérir enfin toutes les techniques et les disciplines des beaux-arts. Il excelle en peinture et également en sculpture – rejoint rapidement un collectif d’artistes et participe à diverses expositions.

C’est ensuite la reconnaissance du public, des critiques, des galeristes. Son œuvre reçoit le Berthold Schmutzhart Award (2000) et le «Sculpture Best Achievement Award» de la Corcoran School of the Arts and Design. Une période de notoriété suit de 1999 à 2003 et Jean Uroz enseigne la sculpture sur métal, bois et terre dans cette école, celle dans laquelle il a tout appris.

Tout reprendre à zéro

Le retour en Suisse est lié au diagnostic de troubles autistiques de son fils. Avec son épouse, il consacrera tout son temps aux thérapies nécessaires et à l’éducation de son fils. Du point de vue artistique, c’est comme s’il fallait recommencer à zéro. Jean enseigne, expose, reprend confiance en lui, renoue avec le processus créatif qui lui réussit si bien.

Sa galerie de Marin déménage à Hauterive en 2013 et devient le Studio Z. «Avec les années vient la sérénité, explique le site. Peu à peu, le travail de l’artiste devient plus réflexif et moins réactif. La cinquantaine bien commencée, il approche désormais son œuvre sous un angle différent: celle-ci évolue vers une profonde réflexion sur soi, sur la vie, l’humanité et ce que nous laissons derrière nous. Un testament à la vie.» Il entend consacrer une décennie à une longue réinterprétation de la Genèse de Michel-Ange à la chapelle Sixtine du Vatican.

Les petites graines plantées dans l’esprit créatif des élèves ont germé et donné des fruits qui mûrissent, parfois au loin. «Ils viennent de toutes les parties de la société, chef d’entreprise, gardienne de prison. Certains font carrière, exposent dans des galeries prestigieuses, par exemple sur la Côte d’Azur. Nombreux sont ceux qui reviennent au studio parce qu’ils aiment ce qui s’y passe. Et pour ma part, je continue d’apprendre d’eux.»

François Othenin-Girard

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