Publié le: 3 mai 2024

Chercheur en erreur humaine

carnet noir – Prix Nobel d’économie et psychologue. Chercheur sur le bonheur et sceptique. Militaire et scientifique. Qui était Daniel Kahneman (1934 – 2024), à qui nous devons d’avoir compris que nous ne sommes justement pas toujours rationnels?

Daniel Kahneman (1934 – 2024) vient de nous quitter. Ce Prix Nobel d’économie n’avait jamais étudié l’économie. Bien que ses recherches aient confirmé de nombreux postulats du libéralisme économique, il se situait politiquement à gauche. C’est pourtant ce qui l’intéressait. Kahneman a fait des recherches sur ce qui explique l’étrangeté de certains comportements.

Son oncle était le rabbin Yosef Shlomo Kahaneman (1886-1969), qui dirigeait la meilleure yeshiva du monde à l’époque et encore aujourd’hui. C’est ainsi que l’on appelle les établissements d’enseignement dédiés aux juifs orthodoxes. La yeshiva de Ponevezh, qui se trouve aujourd’hui en Israël, avait été créée à l’origine à Poneviesh, en Lituanie.

Dans une yeshiva, les hommes lisent et discutent du contenu et de l’application de différents aspects de la loi juive. Deux constantes caractérisent les yeshivas. Les discussions y sont âpres et controversées. Et la foi en Dieu, «le maître du monde» y est inconditionnelle.

Pourquoi les gens croient

Daniel Kahneman a grandi dans ce microcosme. Il s’est dit fasciné par l’intensité des discussions, de voir à quel point les gens se contredisaient et utilisaient toutes les ficelles de la discussion pour que leur argumentation finisse par l’emporter. Pour le jeune Kahneman, ce fut une grande source d’inspiration. «La question de savoir pourquoi ces gens croyaient en Dieu me semblait plus pertinente que la question de savoir s’ils étaient ou non croyants.»

C’est précisément cette question qui est devenue le centre de sa formation et, plus tard, de ses travaux: pourquoi les gens croient-ils ce à quoi ils croient, même si cela est difficile à expliquer de façon objective. Kahneman a étudié la psychologie et les mathématiques et s’est dès lors consacré à la recherche sur la prétendue irrationalité des actions humaines.

Pourquoi nous nous trompons

Ce faisant, il a compris, mieux que de nombreux économistes, ce vers quoi l’économie devrait tendre. Non pas vers la politique économique, l’argent ou le marché du travail, mais plutôt l’action humaine. Le propos de la science économique devrait être de comprendre comment les gens décident dans des situations concrètes. C’était également le cœur des recherches fructueuses menée par Daniel Kahneman.

Dans ses premières années, Kahneman a travaillé sur les questions d’évaluation subjective des alternatives d’action. Plus tard – c’est ainsi qu’il a réussi à percer – il s’est penché sur ce que l’on appelle les anomalies comportementales. On parle aussi de biais. Il s’agit de distorsions qui affectent la prise de décision d’un homme qui agit.

L’un de ces biais, devenu célèbre, est que les gens ont tendance à croire en la «loi des petits nombres»: ils généralisent à partir de données trop minces. Par exemple, un gestionnaire de fonds d’investissement a connu trois années consécutives de surperformance. Beaucoup en déduiraient que le gestionnaire de fonds est meilleur que la moyenne, alors que cette conclusion ne coule pas de source.

Autre exemple, si les quatre premiers lancers d’une pièce de monnaie donnent trois fois pile, beaucoup de gens penseront que le lancer suivant donnera face avec une haute probabilité. Kahneman a fait l’expérience de ces erreurs sur lui-même. Jeune psychologue militaire, il a été chargé d’évaluer les candidats à la formation d’officiers. Il s’est dit qu’un candidat qui avait obtenu de bons résultats sur le terrain serait aussi un bon leader. Là aussi, une conclusion erronée, basée sur un échantillon trop mince.

Sécurité et esprit d’entreprise

Sur la base d’études empiriques, Kahneman a peu à peu rejeté les modèles économiques classiques: les gens prennent des décisions subjectives et non selon un critère abstrait appelé objectivité. Avec une constante qu’il observe: les pertes font plus mal que les gains font plaisir. Les gens recherchent la sécurité. Pour se la garantir, ils sont prêts à renoncer à la prospérité.

Ce dernier constat est particulièrement important. À lui seul, il explique aussi pourquoi si peu de gens deviennent entrepreneurs. Celui qui veut à tout prix éviter les risques ne devient pas entrepreneur. La sécurité freine l’esprit d’entreprise: la perspective d’une prospérité sur le long terme est sacrifiée au nom d’une sécurité sur le court et moyen terme.

Nous faisons tous des erreurs et nous nous mentons à nous-mêmes. Il s’agit là d’une autre conclusion des travaux de Kahneman, on pourrait dire la plus importante. Elle explique chez certains le refus de la planification centrale et de l’intervention de l’État. Comme tous les êtres humains, l’agent étatique se trompe et peut mentir.

Pourquoi il roulait Ă  gauche

Mais Kahneman a été victime de lui-même. Même si ses propres recherches confortent une vision libérale du monde, il se situait politiquement à gauche. Le constat que l’État ne commet pas moins d’erreurs que la plupart des gens et qu’il peut se montrer tout aussi malhonnête n’a pas empêché Daniel Kahneman de recommander des formes d’économie planifiées ou centralisées. «L’homme court sur un champ de mines cognitif», a-t-il lancé à juste titre.

En 2002, Kahneman a partagé le Prix Nobel avec Vernon Smith. Ce dernier considère lui aussi l’économie comme une science de l’action humaine. Il procède tout comme lui de manière expérimentale et place la subjectivité au centre de son travail. Avec sa malice habituelle, Vernon Smith a déclaré: «Les recherches de Kahneman confirment tout ce qu’Adam Smith, Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises ont déjà dit. Et il en tire directement de mauvaises conclusions.»

Kahneman ne s’est évidemment pas laissé faire. Il lui a rendu la monnaie de sa pièce en étudiant le bonheur: les choses qui rendent les expériences agréables ou désagréables, et comment les mesurer. Il a su mettre en évidence un résultat remarquable: les personnes aisées étaient rarement plus heureuses que les personnes aux revenus plus modestes, ce qui réfute l’idée que l’argent peut acheter le bonheur.

Kahneman était à juste titre un économiste révolutionnaire. Comme souvent, les révolutionnaires sont de drôles de types.Henrique Schneider

Un Prix Nobel qui s’est intéressé aux erreurs humaines et aux biais cognitifs. Photo prise à Kiel en 2012.

Photo: Keystone/DPA/Carsten Rehder

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