Publié le: 7 avril 2017

La touche éco d’un luthier innovant

JOHN-ERIC TRAELNES – Pour remplacer l’ébène, dont le marché est devenu problématique, cet maître lausannois et ses deux 
associés ont lancé en décembre 2016 une nouvelle touche, développée dans une matière éthique et durable, la corène.

Il est rare de pouvoir assister à une poussée technologique dans le microcosme global de la lutherie. Le plus souvent, une innovation concerne les cordes. Depuis trois siècles en effet, à part les luthiers et leurs outils, qu’est-ce qui a réellement changé? 
Il fallait oser! En décembre dernier, John-Eric Traelnes et ses deux associés, Marc Tairraz et Pascal Henzi, envoient valser les traditions et innovent avec une nouvelle touche en «corène».

La touche (en anglais «fingerboard») est la pièce noire sur laquelle l’instrumentiste pose ses doigts. Le luthier passe d’habitude beaucoup de temps à polir et ajuster ce morceau de bois qui continue de travailler et qu’il faut rectifier. Il dispose désormais d’une matière plus dure et présentant de nombreuses qualités que l’ébène n’offre pas. En plus, la touche en corène est livrée prête à poser au prix de 70 francs. «Elle a l’avantage d’être irréprochable aux plans éthique et environnemental, contrairement à 
ce bois tropical abattu au Magascar et au Congo et qui se raréfie, expli-que le luthier, établi à Lausanne depuis 1989.

«Un bloc de matière magnifique»

Déjà, les appels proviennent des cinq continents, des collègues luthier de John-Eric ont passé commande pour ce produit «éco composite».

Au fait, comment est-il tombé sur cette idée? «A l’origine, c’est la demande d’un client, raconte-t-il. Un professeur cherchait à développer un violon fretté (avec des frettes, barrettes de métal que l’on trouve par exemple sur le manche de la plupart des guitares, NDLR) pour ses élèves débutants.» De là est née l’idée d’une touche dotée de frettes taillées dans la masse – un projet irréalisable avec de l’ébène, mais qui sert de dé-
clencheur à une nouvelle idée, une touche forgée dans un nouveau matériau. «Un jour, à force de tout regarder, nous avons mis la main sur un bloc d’une matière magnifique, qui ressemblait à de l’ébène, se souvient-il. Nous avons mené des recherches poussées dans divers laboratoires, ce qui n’a pas été évident à obtenir de la part de l’entreprise qui usine et commercialise cette matière.»

Au final, c’est la surprise: la corène présente de nombreux avantages par rapport au bois noir traditionnel utilisé en lutherie. «D’une très grande ressemblance à l’ébène, la corène offre surtout une insensibilité à 
l’humidité ambiante et à l’acidité des mains du musicien, tout en résistant mieux à l’usure de surface et au 
frottement des cordes, avec des 
propriétés acoustiques similaires à celles de l’ébène», énumère John-Eric Traelnes. Pour le luthier, le travail avec les outils est plus facile. De plus, la pièce est livrée en huit différentes exécutions, dont une disponible 
aux dimensions finales, usinées avec une grande précision, polie et prête à poser, ce qui permet aux luthiers de gagner un temps précieux. «Enfin, cette matière n’est pas toxique et 
ne dégage aucun composé organique volatil (COV).»

Ethique et Scandinavie

La corène est un matériau éco composite, mélange de fibres de papier et de liant à base de phénol. «La présence de fibres est nécessaire car, comme la plus grande partie du manche d’un violon ou d’un violoncelle ne repose pas sur la caisse, une matière à base de poudre n’offrirait pas les caractéristiques vibratoires recherchées. Nous avons aussi essayé la fibre de carbone, mais c’était trop difficile à travailler…»

La recette est bien gardée! La touche est fabriquée et usinée en Suisse, avant d’être directement livrée aux luthiers du monde entier, avec un mode d’emploi et une colle spécifique à base d’os, un peu différente de la colle de peau traditionnellement utilisée pour le reste de l’instrument. Depuis le lancement, les vents sont au portant, y compris sur les réseaux sociaux. Dès décembre, des touches suisses ont été envoyées un peu partout sur la planète. «L’argument éthique passe assez bien sur les marchés des pays scandinaves, ajoute-t-il, le regard pétillant. Nous sommes actuellement dans une phase où nous présentons notre produit à de nombreuses personnes. Ce faisant, nous en profitons pour l’adapter aux exigences multiples et variées que les luthiers font valoir.»

Trajectoires transatlantiques

De père norvégien et de mère suisse, John-Eric Traelnes naît aux Etats-Unis en 1962 et arrive en Suisse à l’âge de quatre ans. «Mon père était scientifique et le soir, quand il rentrait, il mettait son tablier. Ensemble, nous avons appris à construire une, puis deux guitares.»

C’est la naissance d’une vocation. A dix-huit ans, il retraverse l’Atlantique pour suivre une formation à l’Ecole de Chicago. Puis, c’est la maîtrise en Allemagne, à Mittenwald, une Mecque qui forme des luthiers de pointe. John-Eric Traelnes a en outre été président de l’Association suisse des luthiers et archetiers (ASLA/SVGB). Il a aussi participé au lancement en Suisse des «Strings Attached». «Le but est de valoriser l’esprit d’ouverture et l’interactivité entre les luthiers et leur public, à l’occasion d’une grande expo qui se tient une fois l’an à Berne.»

JAM: Comment trouver des clients?

n John-Eric Traelnes: Je ne vais pas chercher les musiciens dans les orchestres. Souvent, les profs envoient leurs élèves en éclaireur! (sourire)

Comment se porte la lutherie?

n Notre pays compte beaucoup d’orchestres, de musiciens amateurs et de jeunes musiciens. Le pouvoir d’achat y est important et il y a de quoi faire. La Suisse compte le plus grand nombre de luthiers par personne au monde. Quand j’ai commencé, la profession se mourait. Nous étions une grande vague de jeunes luthiers. Si les choses ont bien freiné depuis, la qualité en revanche continue de monter.

Qu’est-ce qui a changé depuis?

n La restauration très haut de gamme est un créneau qui s’est considérablement développé. Depuis une vingtaine d’années, les instruments passent au scanner pour saisir les anciennes restaurations, jusqu’à une profondeur insoupçonnée. On utilise également la radiographie, différents microscopes et lumières effervescentes ou des rayons ultra-violets, du plâtre de technicien dentaire, du silicone pour faire des moulages de manche (voir la photo ci-contre).

Comment vous situez-vous 
par rapport à cette approche hyperspécialisée?

n Je suis un généraliste. Nous construisons des instruments, nous faisons beaucoup de restauration et de location.

Votre plus grand rĂŞve, lĂ ?

n Continuer à construire des violons et des violoncelles. J’en réalise en moyenne un par année. Pour ce faire, je quitte mon atelier et travaille chez des collègues. C’est nécessaire pour rester concentré!

La prochaine génération est-elle intéressée?

n Mes filles font des études à l’étranger et mes deux garçons jouent du violon et du violoncelle en classique et deux autres instruments pour le jazz. J’ai construit ici un violoncelle pour le cadet, mais ce dernier est encore un peu trop petit pour s’en servir!

François Othenin-Girard

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