Journal des arts et métiers: Depuis votre présentation au Cercle industriel de Bienne (CIB), le 11 novembre dernier, y a-t-il eu des changements dans les mesures que vous proposez au Conseil fédéral?
Laurianne Altwegg: À l’heure actuelle, il n’y a pas de changement notable. Les mesures concernant la mise en place des réserves hydroélectrique et thermique pour l’hiver prochain sont en cours. Grâce à cela et à d’autres améliorations chez nos voisins et en Suisse, les pronostics sont meilleurs qu’à la fin de l’été. Du côté des prix également, le marché s’est légèrement apaisé, ce qui est une bonne nouvelle pour tous les clients finaux.
«L’absence d’intégration de la Suisse dans les institutions et les mécanismes du commerce de l’électricité et de l’exploitation du réseau européens risque de réduire la disponibilité des capacités d’importation et d’exportation...»
Comment évaluez-vous la situation des PME: les producteurs d’électricité proposent même de nouveaux contrats dégressifs bloqués sur trois à cinq ans? Comment parviennent-ils à retrouver une telle certitude?
Les profils des PME peuvent fortement diverger. Certaines ne consomment pas assez pour accéder au marché libre et sont donc captives. D’autres sont éligibles mais ont fait le choix de rester dans le tarif régulé sachant que s’approvisionner sur le marché comporte des risques. Parmi celles qui ont choisi le marché, les PME qui doivent renouveler leur contrat en ce moment sont celles qui souffrent des prix hauts. Dans ce contexte, la compétence de l’ElCom est de contrôler les tarifs de l’électricité des clients captifs, ainsi que ceux du réseau. Elle peut ordonner des baisses de tarif si ceux-ci ne correspondent pas aux coûts, mais n’est pas compétente en ce qui concerne le contrôle des prix du marché.
Plusieurs responsables de PME nous ont expliqué que lorsque les entreprises électriques leur ont proposé le marché libre, personne ne leur avait dit que le retour était impossible. Estimez-vous que l’information a été suffisante?
Il est toujours difficile de se prononcer sur des cas particuliers, d’autant plus s’il s’agit de discussions sans traces écrites. Toutefois, si ces PME ont signé une offre marché, il était aussi de leur responsabilité de s’informer sur les conditions de celles-ci. De son côté, l’ElCom peut être saisie pour évaluer si le contrat signé est un contrat qui concerne le marché ou l’approvisionnement de base.
Comment appréciez-vous la situation des PME qui sont ou seront en difficulté?
L’ElCom reçoit effectivement de nombreuses demandes émanant d’entreprises en difficulté et n’est pas indifférente à leur situation. Toutefois, elle est en charge d’appliquer la loi, non de la rédiger. Elle n’est pas une instance politique. La loi sur l’approvisionnement en électricité nous donne depuis 2008 la compétence de surveiller les tarifs, mais aucune compétence pour alléger la charge des clients finaux, entreprises comme privés, à moins que les tarifs ne respectent pas les dispositions légales. De telles mesures pourraient en revanche être prises au niveau politique.
La situation semble s’améliorer un peu selon le Conseil fédéral. Quels sont les indicateurs qui permettent de le constater? Pour commencer, a-t-on surdramatisé la situation?
Si les pronostics sont effectivement meilleurs qu’il y a quelques semaines, le risque de pénurie n’est pas écarté pour autant. Ni pour cet hiver, ni pour les suivants. Toutefois, les mesures prises et l’évolution favorable chez nos voisins européens ont amélioré les prévisions de l’hiver à venir. Il y a eu de bonnes nouvelles – l’annonce de remise en service des centrales nucléaires françaises, le fait que les réservoirs de gaz aient pu se remplir malgré les tensions géopolitiques en Allemagne – qui se combinent à des prévisions encourageantes du côté de la production suisse. Là , les pluies ont fait remonter le niveau des réservoirs hydroélectriques et nos quatre centrales nucléaires devraient continuer à produire normalement.
«L’ElCom est clairement opposée à la possibilité pour les clients du marché de revenir dans l’approvisionnement de base.»
La situation reste néanmoins tendue, particulièrement si différents facteurs de risques venaient à se conjuguer, notamment des périodes de froid prolongées, des problèmes inattendus dans l’approvisionnement en gaz ainsi qu’une disponibilité réduite de l’énergie nucléaire en Suisse et à l’étranger. Les efforts d’économie d’énergie doivent donc se poursuivre pour limiter ces risques au maximum.
D’autant que le problème continuera à se poser pour les hivers suivants. On peut par exemple se demander si l’on parviendra à nouveau à remplir les réservoirs de gaz avec du GNL pour l’hiver 2023-2024 si ceux-ci sont vidés cet hiver en raison d’une grosse vague de froid. Un grand nombre de questions restent également ouvertes à plus long terme, plus particulièrement à l’horizon 2035-2045, lorsque les centrales nucléaires suisses ne produiront plus. La recommandation de l’ElCom de renforcer rapidement les capacités de production indigène afin de moins dépendre des importations reste donc plus que jamais d’actualité.
À ce propos, de nombreux projets réalisables sont bloqués par le Conseil fédéral et l’OFEN. À Galmiz (FR), la construction d’une grande centrale de biomasse, de production de gaz naturel et de solaire permettrait de fournir de l’énergie et du chauffage à 20 000 personnes dans la région du Vully. Comment débloquer ces situations?
C’est une question politique avant tout. Néanmoins, en regard de la sécurité d’approvisionnement, de tels projets nécessitent une mise en balance des intérêts entre protection du paysage et utilité. Dans ce contexte, la question de l’approvisionnement devrait être davantage prise en compte que cela a été le cas jusqu’à présent.
Le mandat donné à l’ElCom implique aussi la détection des délits d’initiés. Que pouvez-vous dire à ce sujet?
Parmi ses tâches, l’ElCom est en charge de la surveillance du marché de gros de l’électricité dans le but de garantir un marché de l’électricité transparent et juste. Or, nous ne sommes que partiellement armés pour cette tâche. Si nous avons acquis cette compétence, c’est grâce au règlement européen REMIT, qui a été repris par la Suisse. Celui-ci a pour objectif d’améliorer le fonctionnement du marché en prévenant et punissant les abus (par exemple des manipulations du marché ou délits d’initiés). C’est pourquoi il est obligatoire de publier toute information privilégiée qui pourrait permettre de fausser les prix sur le marché. Par exemple la panne d’une centrale.
Or, REMIT n’est que partiellement appliqué en Suisse. Car si les entreprises ayant leur siège social en Suisse sont concernées, elles ne doivent en revanche déclarer que les transactions effectuées sur le marché européen et pas celles qui concernent la Suisse comme lieu de livraison. Nous n’avons donc qu’une vision partielle des transactions. De plus, contrairement au cas des marchés financiers, la législation suisse n’interdit pas les délits d’initiés et autres manipulations de marché sur le marché de gros de l’électricité. Aussi n’est-il pas possible en Suisse de surveiller ce marché de gros, pas plus que de poursuivre et de sanctionner les manquements. Une initiative parlementaire est en cours pour corriger cela. Mais pour l’instant, l’ElCom n’a pas la compétence pour surveiller et sanctionner comme il le faudrait les abus de marché.
«contrairement au cas des marchés financiers, la législation suisse n’interdit pas les délits d’initiés et autres manipulations de marché sur le marché de gros de l’électricité.»
Est-ce que vous vous coordonnez avec la Comco et Monsieur Prix?
Des échanges réguliers ont lieu avec ces deux organismes, mais ils ont des compétences différentes de celles de l’ElCom. La Comco est notamment compétente pour tout ce qui concerne les ententes liées aux prix ou les fusions. De son côté, le surveillant des prix n’a plus la compétence de contrôler les prix de l’électricité depuis la création de l’ElCom en 2008. Il émet toutefois régulièrement des recommandations sur certains points spécifiques (par exemple le calcul du WACC) et prend position dans le cadre des décisions rendues par l’ElCom.
Vous attendez-vous à une recrudescence de plaintes sur des manipulations du marché?
L’ElCom observe les évolutions sur les marchés de gros. Or, même avec la volatilité accrue des marchés, il n’y a jusqu’à présent pas de signes clairs en Europe selon lesquels les manipulations de marché seraient plus fréquentes. Toutefois, il y a aussi actuellement certains mouvements de prix que les données ne permettent pas toujours d’expliquer et qui font l’objet d’un examen plus approfondi. Si elle constate des anomalies, l’ElCom cherche d’ores et déjà à entrer en contact avec les acteurs du marché concernés. Comme évoqué, elle ne peut en revanche pas sanctionner d’éventuelles manipulations de marché en raison de l’absence de bases légales.
Des plaintes sont-elles déposées?
Je n’ai pas connaissance de cas précis et je ne pourrais de toute façon pas les commenter en raison du secret des affaires.
«l’ElCom ne peut pas sanctionner les éventuelles manipulations de marché. Si elle constate des anomalies, elle peut uniquement entrer en contact avec les acteurs du marché concernés.»
Qu’est ce qui a changé depuis votre arrivée en 2015?
J’ai avant tout constaté la progression de la thématique de la sécurité de l’approvisionnement qui est devenue incontournable en quelques années. Après un hiver tendu en 2015-2016, les études d’adéquation du système menées nous ont non seulement permis de mieux cerner les scénarios critiques et facteurs de risques, mais aussi d’identifier l’horizon temporel auquel les problèmes pourraient survenir. Depuis lors, nous avons insisté un peu plus chaque année sur la nécessité de renforcer la production indigène afin de moins dépendre de nos voisins et de pouvoir assumer l’abandon du nucléaire. Il n’y a pas eu beaucoup de réactions jusqu’en 2021, où nous avons fait usage de l’article 9 de la loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl) afin de demander au Conseil fédéral de prendre des mesures. Demande à laquelle il a rapidement répondu, ce qui a permis la mise à l’étude de mesures avant que la guerre en Ukraine ne vienne péjorer encore davantage la situation. Ce qui nous permet de disposer d’une réserve hydroélectrique et thermique pour cet hiver déjà .
Du côté des procédures en revanche, c’est tout l’inverse. Il arrive qu’elles durent plus de 10 ans et qu’elles bloquent ainsi certains dossiers. Les décisions de l’ElCom pouvant faire l’objet de recours auprès du Tribunal administratif fédéral, puis du Tribunal fédéral, le chemin est souvent long pour valider la pratique de l’ElCom. Mais c’est aussi la source d’une jurisprudence qui permet de la faire évoluer.
L’usam propose que les PME sur le marché libre puissent choisir de revenir à l’approvisionnement de base sous certaines conditions: en annonçant leur intention un an à l’avance, en restant ensuite trois ans dans l’approvisionnement de base et en versant une contribution compensatoire de 10 %. Qu’en pensez-vous?
L’ElCom est clairement opposée à la possibilité pour les clients du marché de revenir dans l’approvisionnement de base. Elle estime qu’une telle mesure serait inefficace en plus d’être problématique du point de vue de sa mise en œuvre. D’une part, avec les 630 gestionnaires de réseau suisses et autant de tarifs, les PME pourraient autant payer 7,57 ct. leur kWh que plus de 55 ct. selon la région dans laquelle elles se trouvent. Pour certaines, un retour dans le tarif régulé ne serait donc pas forcément une solution. Surtout, cela ne ferait que repousser le problème, puisqu’avec l’application de la méthode du prix moyen, l’ensemble des consommateurs verrait des augmentations de tarifs les années suivantes. Tous les consommateurs feraient ainsi les frais de ce retour dans l’approvisionnement de base, y compris les entreprises éligibles qui ont renoncé à leur accès au marché pour éviter tout risque lié à celui-ci.
Il y aurait aussi des inégalités entre les fournisseurs d’électricité eux-mêmes. Pour ceux qui ont peu de production propre, ils devraient acquérir de grandes quantités de courant à prix fort sur le marché et pourraient faire face à des problèmes de liquidités. En bref, ce n’est pas pour rien que la loi n’a pas autorisé ce retour et prévu le principe «libre un jour, libre toujours». Bien sûr, je comprends la situation inextricable de certaines entreprises. L’ElCom n’a toutefois ni la mission, ni la compétence de proposer des mesures de soutien ou de nouvelles dispositions légales pour soutenir les entreprises.
L’ElCom participait jusqu’ici à titre d’observateur au Conseil des régulateurs européens de l’énergie ACER. Que peut-on dire sur la position de la Suisse sur le marché de l’électricité depuis l’abandon de l’accord-cadre avec l’UE?
Sur le plan géographique et physique, la Suisse est un élément central du réseau électrique européen. Malgré cette excellente interconnexion technique avec le marché européen, l’absence d’un accord sur l’électricité gêne l’échange d’électricité avec les pays voisins. Cela entraîne non seulement des désavantages économiques pour les producteurs et les consommateurs en Suisse, mais aussi des effets négatifs à moyen terme sur la sécurité d’approvisionnement. L’absence d’intégration de la Suisse dans les institutions et les mécanismes du commerce de l’électricité et de l’exploitation du réseau européens risque de réduire la disponibilité des capacités d’importation et d’exportation et de l’exclure des mécanismes et des plateformes européennes pour les services système. Il est très incertain que l’on parvienne à éviter ces inconvénients au moyen d’accords techniques alternatifs.
Interview: François Othenin-Girard
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