Publié le: 14 avril 2023

Tout est dans la manière et l’urgence

fiscalité – Philippe Kenel est avocat à Lausanne et à Bruxelles, président de la Chambre de Commerce Suisse pour la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg. Il accueille les grandes fortunes en Suisse. Il donne en particulier son point de vue sur la reprise de CS par UBS et l’attractivité de la Suisse mise sous pression fiscale par l’UE et l’OCDE.

La Suisse reste-elle fiscalement attractive pour les personnes physiques?

Philippe Kenel: Pour répondre à votre question, il y a lieu de distinguer entre la Suisse romande et la Suisse allemande. Si notre pays ne connaissait pas l’imposition d’après la dépense, appelée également impôt à forfait, les personnes fortunées étrangères ne viendraient plus s’installer en Suisse romande où la fiscalité ordinaire est très lourde. En revanche, je constate qu’un nombre croissant de ressortissants étrangers, lorsqu’ils souhaitent se rendre en Suisse alémanique, décident de s’installer dans des cantons où la fiscalité est clémente en payant l’impôt ordinaire. Je pense notamment au canton de Schwyz. Pour illustrer le fait que nous ne vivons pas fiscalement dans la même Suisse selon le canton où l’on réside, je relèverai que l’impôt sur la fortune est dix fois plus élevé à Genève qu’à Schwyz. De même, à Schwyz, il n’y a aucun impôt sur les successions et les donations alors qu’à Genève, ces impôts entre tiers s’élèvent à 54 %.

Comment fonctionne, dans les grandes lignes, l’imposition d’après la dépense?

Pour être en droit de bénéficier de cette forme d’imposition, le contribuable doit notamment être de nationalité étrangère et ne pas exercer d’activité lucrative en Suisse. Au lieu de payer l’impôt sur le revenu et sur la fortune, il est imposé d’après ses dépenses. Afin de mieux encadrer le système, le législateur a modifié la loi le 28 septembre 2012 en exigeant notamment que le montant des dépenses ne soit pas inférieur à 400 000 francs pour l’impôt fédéral direct, que les cantons déterminent dans leur législation un montant minimum de base imposable et que celui-ci ne soit pas inférieur à sept fois la valeur locative du bien occupé par le contribuable.

Quels sont les principaux États concurrents de la Suisse pour attirer les personnes fortunées?

Durant de très nombreuses années, les principaux pays entrant en ligne de compte pour une personne fortunée qui souhaitait se délocaliser étaient en Europe: Monaco, la Grande-Bretagne et la Belgique. Ce dernier pays ayant perdu tout attrait fiscal et la Grande-Bretagne ayant durci ses conditions, les principaux pays attractifs sont aujourd’hui le Portugal et surtout l’Italie.

«Parmi les désavantages fiscaux de la Suisse figurent l’impôt anticipé et le taux d’imposition élevé des revenus des employés dans certains cantons.»

Quels sont les avantages fiscaux offerts par l’Italie?

Depuis quelques années, l’Italie connaît également un système de forfait fiscal. Il est beaucoup plus simple que le système helvétique dans la mesure où le contribuable paie un montant fixe de 100 000 euros, quels que soient son train de vie et la valeur de son bien immobilier. De plus, il peut exercer une activité lucrative. Si vous me demandiez quels sont les deux inconvénients majeurs du régime italien, je vous répondrais que le premier est lié à l’instabilité de la politique italienne et le second que ce système est limité à une durée de quinze ans.

Par ailleurs, l’impôt sur les donations et les successions en Italie est très faible puisqu’il est de 4 % en ligne directe et de 8 % entre tiers.

Dans ce contexte international, la Suisse reste-t-elle attractive?

Ma réponse est oui, dans la mesure où les ressortissants étrangers peuvent trouver une fiscalité clémente dans certains cantons suisses alémaniques et où, même si l’impôt à forfait coûte plus cher depuis la modification législative de 2012 entrée progressivement en vigueur en 2016 et en 2021, il offre l’avantage de la simplicité. En outre, le peuple suisse a fortifié sa stabilité politique en rejetant le 30 novembre 2014 à près de 60 % une initiative populaire qui tendait à le supprimer.

On entend souvent dire que les qualités de la Suisse sont suffisantes pour attirer les fortunes étrangères quels que soient les avantages fiscaux. Qu’en pensez-vous?

Pour répondre à votre question, il est très important de comprendre comment procède une personne fortunée qui décide de se délocaliser. Dans un premier temps, à l’aide de ses conseillers fiscaux, elle dresse une liste des pays attractifs fiscalement. Une fois ceux-ci déterminés, elle choisit entre eux en faisant intervenir d’autres critères. Par exemple, parmi ces derniers, les avantages de la Suisse sont notamment la sécurité, la qualité de vie et celle de son infrastructure hospitalière. En revanche, le prix de l’immobilier joue en sa défaveur. Vous imaginez sans peine que dans cette comparaison, l’Italie ne manque pas d’arguments...

En d’autres termes, les qualités de la Suisse entrent en ligne de compte uniquement si notre pays figure sur la liste des États attractifs fiscalement, ce qui est encore le cas aujourd’hui. Dire que la beauté de nos paysages est suffisante pour que les gens viennent s’y installer est une pure illusion.

Quelle est la situation pour les entreprises?

Concernant les sociétés, l’évolution est paradoxale. En effet, d’un côté, depuis une vingtaine d’années, la Suisse a perdu une très grande partie des avantages fiscaux qu’elle pouvait offrir. Je pense notamment à la suppression des statuts spéciaux. Cependant, d’un autre côté, ce mouvement a été imposé à tous les États, que ce soit par le biais de l’Union européenne ou de l’OCDE. De plus, on constate aujourd’hui une forme d’institutionnalisation d’un impôt minimum pour les multinationales au niveau international.

Si je compare la situation des personnes physiques avec celle des entreprises, je dirais que la différence entre les cantons romands et suisses alémaniques est moins importante qu’à l’époque et que les autres atouts de la Suisse jouent un rôle plus important vu que la fiscalité tend à s’uniformiser au niveau mondial.

Cependant, parmi les désavantages fiscaux de la Suisse, je mentionnerais l’impôt anticipé et le taux d’imposition élevé des revenus des employés dans certains cantons. Je me souviendrai toujours d’un patron d’une grande société informatique que j’avais installé, il y a plus de vingt ans, en Suisse et qui me disait: «Ne négligez pas le rôle que joue le montant des impôts que paient les employés dans notre prise de décision de venir ou non dans votre pays, car, au bout du compte, c’est la société qui les paie.»

Quelles sont à votre avis les conséquences de «l’affaire Credit Suisse» sur l’attractivité de la Suisse?

Cette affaire est très négative à différents niveaux. D’une part, la Suisse est vue comme un État où la sécurité des investissements n’est pas à la merci des décisions politiques. Or, en forçant la main aux actionnaires sans les consulter et en annihilant toute valeur à certain type d’obligations, le Conseil fédéral a donné un coup de couteau dans cette perception de la Suisse.

Je tiens cependant à préciser que ceci n’est pas une critique à l’égard du Conseil fédéral, dans la mesure où il n’y avait sans doute pas d’autre chose à faire et qu’une faillite du Credit Suisse aurait été pire encore. D’autre part, la Suisse donne l’impression qu’elle agit uniquement lorsqu’elle est acculée et qu’elle ne sait pas anticiper les choses. En effet, ce n’est pas le rachat du Credit Suisse dont on parlait depuis très longtemps qui est une surprise, mais la manière et l’urgence dans lesquelles cela s’est fait.

«La Suisse donne l’impression qu’elle agit uniquement lorsqu’elle est acculée et qu’elle ne sait pas anticiper les choses.»

Pour conclure, je pense qu’il est important d’avoir à l’esprit qu’une des forces de la Suisse qui se reflète notamment dans son image est sa cohésion sociale et son sens du compromis. Par conséquent, il est primordial que, pour que la décision des autorités politiques soit acceptée par le peuple suisse et que cette cohésion sociale soit préservée, nos politiciens fassent un geste financier sur le plan social. En effet, comment faire comprendre que l’on trouve des milliards pour sauver une banque alors que l’on refuse toute aide aux plus démunis? Les partis de droite doivent comprendre que, s’ils n’agissent pas de la sorte, ils risquent de créer une crise sociale qui serait le pire pour l’image et pour l’attractivité de notre pays.

Interview: JAM

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