Publié le: 12 mai 2023

BNS: placements fous en dollars!

michel santi – Notre chroniqueur publie un essai à charge sur la BNS. Voici la deuxièmepartie de notre interview (première partie en avril sur la reprise de CS par UBS). L’économiste revient en particulier sur la perte de 130 milliards de francs suisses en 2022.

JAM: Vous publiez un essai Ă  charge sur la BNS, que peut-on lui reprocher?

Michel Santi: Je fus choqué lorsque j’appris comme tout le monde que la Banque nationale suisse – une banque centrale qui compte au niveau mondial – avait perdu 130 milliards de francs suisses sur l’année 2022. Certes, une banque centrale peut perdre indéfiniment de l’argent, mais j’ai voulu en savoir plus. Dans le cadre de mon enquête, j’ai dû aller trouver les réponses à mes questions et à mes interrogations – non pas en Suisse – mais aux États-Unis, car la banque centrale du pays de la démocratie directe ne publie qu’une ligne à son bilan pour expliquer cette perte.

La BNS a acheté massivement des dollars qu’elle a ensuite recycléS en direction du Nasdaq

C’est donc aux États-Unis et sur le site du régulateur américain – la SEC – que j’ai pu trouver des détails expliquant la perte de la Banque nationale suisse. En effet, les institutionnels qui investissent sur la bourse américaine sont tenus de remplir trimestriellement un récapitulatif de leurs positions qu’ils remettent au régulateur américain.

C’est donc sur des sites Internet officiels US que j’ai pu trouver que, sous prétexte de défendre le niveau de sa monnaie, la Banque nationale suisse avait acheté massivement des dollars qu’elle avait ensuite recyclés en direction du Nasdaq. En outre, je me suis rendu compte au gré de mes recherches que cette banque centrale nourrissait une opacité relativement scandaleuse.

Par exemple, alors que les réunions du FOMC aux États-Unis réunissent parfois une centaine de personnes, alors que les comités directeurs de la Banque centrale européenne réunissent au minimum une dizaine de personnes, la Banque nationale suisse est dirigée par ce que l’on appelle une direction générale qui ne compte que trois personnes! Voilà donc trois personnages décidant de l’intégralité de la politique monétaire d’une banque centrale majeure et qui ne s’estiment même pas tenus de justifier par le détail ces invraisemblables pertes.

La BCE a dû intervenir dans le règlement de la crise, est-ce la fin de l’indépendance et de la neutralité du pays?

Voilà plusieurs années que la Banque centrale européenne intervient de manière plus ou moins feutrée dans la gestion de la Banque nationale suisse. Je vous rappelle la crise des dettes souveraines en Europe ayant démarré à partir de 2009-2010 qui a également été le démarrage de l’ascension du franc suisse considéré comme valeur refuge. À cette époque, un euro valait environ 1 fr. 60. La ruée vers le franc suisse a fait en sorte que sa valeur a doublé en l’espace de quelques années jusqu’à atteindre 0,80. Dans le cadre de ses interventions ayant pour objectif d’enrayer la hausse de sa monnaie, la Banque nationale suisse avait commencé par acheter des euros qu’elle destinait à l’époque intégralement à l’achat de Bunds allemands, soit des obligations d’État allemands. Souvenez-vous qu’à l’époque les marchés ne raisonnaient qu’en fonction de ce qu’on appelait alors le «spread», c’est-à-dire le différentiel entre le rendement des obligations allemandes qui étaient la référence absolue et les rendement des obligations italiennes, espagnoles, irlandaises, grecques…

En achetant et en canalisant ces milliards d’euros exclusivement à destination des Bunds allemands, la Banque nationale suisse ne faisait ainsi qu’exacerber ces spreads et participait donc indirectement à l’aggravation de la crise européenne. Jusqu’à ce que la Banque centrale européenne ne la prie fermement d’interrompre ses acquisitions d’euros. C’est à partir de ce moment qu’elle a commencé à privilégier le dollar pour ces ventes de francs suisses et accessoirement ses placements fous qui lui ont coûté des centaines de milliards.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette enquête?

La passivité du peuple helvétique – à moins que cela ne soit de la résignation face à la fois à des pertes très inquiétantes engrangées par sa banque centrale et par cette disparition programmée de cette banque – le Credit Suisse – qui aurait pu être sauvée, car d’autres alternatives et offres étaient sur la table.

Dans le cas de la BNS, je ne suis en fait que très peu étonné de la frilosité de la presse helvétique qui n’a pas cherché à creuser ces pertes, pas plus qu’à chercher à comprendre comment la BNS s’était ainsi égarée. Permettez-moi de rectifier le terme de frilosité par celui de connivence.

Mais vous dites vous-même dans votre ouvrage qu’une banque centrale peut perdre de l’argent, et même beaucoup d’argent?

Une banque centrale n’est ni une entreprise ni une banque commerciale. Elle est l’institution au sommet du système monétaire, a pour missions d’assurer la stabilité des prix et de contribuer à la stabilité du système financier. Bénéfices ou pertes peuvent découler de l’exercice de ses missions, mais ne sont pas des critères pertinents pour évaluer son action. Elle a le pouvoir de créer la monnaie que les banques utilisent entre elles.

Quand la banque centrale prête de la monnaie centrale aux banques ou achète des titres sur les marchés financiers, elle crée de la monnaie centrale en l’inscrivant à son passif sur le compte des banques bénéficiaires. Figure ainsi au passif de la banque centrale ce qu’elle doit. Mais ce qu’elle doit est précisément la monnaie qu’elle crée elle-même. Ainsi, une perte, aussi grande soit-elle, ne réduit pas la capacité d’une banque centrale à honorer ses engagements dès lors que ceux-ci sont en monnaie centrale.

Comme le souligne la Banque des règlements internationaux, une banque centrale peut donc fonctionner avec des fonds propres négatifs. Le pouvoir de création monétaire de la banque centrale peut être mal compris sinon même ignoré. Auquel cas, une situation de fonds propres négatifs sera elle-même mal comprise et perçue comme grave. Le simple fait de percevoir cela comme étant grave peut miner la confiance dans la monnaie et se révéler déstabilisant. La solution réside dès lors dans la pédagogie, dans l’explication du fait que la banque centrale peut fonctionner avec des pertes et que c’est même la seule institution qui le peut. Pour en revenir à la BNS: ce n’est donc pas ses pertes subies l’an dernier, ni même l’ampleur de ces pertes qui sont inquiétantes. Le questionnement essentiel réside en fait dans la légitimité de ces pertes!

Les banques centrales, en général, doivent-elles évoluer?

Depuis leur origine, qui remonte au XVIIe siècle avec la création de la Banque de Suède en 1668 et celle de la Banque d’Angleterre en 1694 (la Banque de France date de 1800), les banques centrales ont énormément évolué. C’est généralement sous la pression externe que cette évolution a eu lieu, comme celle des crises économiques et financières, des guerres. Actuellement, la crise écologique, épidémique, économique, énergétique et la guerre en Ukraine exercent cette pression. L’impulsion pour ce changement ne peut toutefois venir que du corps électoral, des citoyens et citoyennes que nous sommes ainsi que des parlementaires qui nous représentent! L’initiative ne peut pas venir des banques centrales elles-mêmes, car elles agissent dans le cadre d’un mandat où l’on inscrit démocratiquement les objectifs qu’on leur confie.

N’oublions pas que les banques centrales nous appartiennent et qu’il nous revient d’ajuster leurs missions quand les circonstances nous l’imposent. Ce ne sont ni des entreprises ni des institutions figées, et c’est à nous de les faire évoluer! Voilà pourquoi la banque centrale pourrait demain prendre à sa charge les actifs trop carbonés qui vont se dévaloriser avant de s’échouer au bilan des banques et qui mineront la transition si les banques ne s’en défont pas.

Bien sûr, il faudrait associer à cette défaisance une conditionnalité très forte: les banques céderaient leurs actifs échoués en échange d’un engagement ferme et contraignant dans le financement de la transition et d’un renoncement au financement des activités extractives. En agissant ainsi pour le bien public, la banque centrale assumera une perte lourde, qu’elle est précisément la seule institution à pouvoir porter.

Interview:

François Othenin-Girard

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