Publié le: 2 juin 2023

CS: Monsieur Marché est intransigeant

Publication – Pierre Cloux, l’ancien directeur de fonds en retraite très active, publie un opus intitulé «12.27 Twelve francs and twenty seven cents». Le livre qu’il aurait voulu avoir quand il a débuté. Cet ancien de Credit Suisse analyse les facteurs qui ont précipité la chute de l’établissement bancaire.

JAM: Pierre Cloux, pourriez-vous nous expliquer le titre mystérieux de votre dernier livre?

Pierre Cloux: Lors de la liquidation du SEDF début octobre 2021, les investisseurs ont reçu leur chèque à la fin de ce même mois, produit de la vente des parts du fonds. J’étais persuadé que tout était réglé et que j’avais terminé l’exercice de manière «socratique» (signification dans ce contexte?) À peine s’écoulait une semaine que je recevais un courriel de ma direction de fonds, m’informant que je devais encore de l’argent à mes investisseurs.

En lisant la première partie du message, un sentiment de panique s’est emparé de moi. En apprenant que j’étais encore endetté envers mes chères clientes et mes chers clients, je me suis soudain senti comme Gregor Samsa dans «La Métamorphose» de Kafka, transformé en un insecte géant et aliéné du monde (financier). N’avais-je pas respecté toutes les réglementations, rempli tous les formulaires, coché toutes les cases?

Investir est plus un art qu’une science. chacun a une tolérance au risque qui lui est propre.

Signe du bon vieux temps du capitalisme à taux d’intérêt négatif, mon administrateur avait omis de calculer les intérêts négatifs sur les liquidités excédentaires du fonds avant sa clôture. Ce montant s’élevait à 12 francs et 27 centimes. Rassuré par cette somme modeste, je remercie ici mon administrateur de m’avoir suggéré ce titre intriguant.

Qu’est-ce que vous voulez montrer avec ce joli petit bouquin?

J’ai passé la moitié de ma vie à analyser, promouvoir et conseiller des clients institutionnels dans le domaine des entreprises cotées dans notre pays. À ce titre, je voulais partager mon expérience. J’ai lu des dizaines de livres sur l’investissement, mais aucun de ces ouvrages ne considéraient l’investissement dans une perspective holistique. J’ai écrit le livre que j’aurais aimé lire au début de ma carrière. J’emmène le lecteur dans un pèlerinage, en mode de déchiffrage et défrichage de ce qu’est l’investissement.

Investir est plus un art qu’une science. Investir est à la portée de chacun, et chacun a une tolérance au risque qui lui est propre. Pour cette raison, il n’y a pas de solutions clés en main, malgré ce que l’industrie de la gestion de fonds veut nous faire croire, mais il y a des clés, et pour la modique somme de 12 fr.27, «12,27» vous en donne!

Vous avez travaillé toute votre vie dans le monde des investissements, en Suisse, aux États-Unis, à Londres, pour une grande banque suisse et des banques étrangères. Que pensez-vous de la reprise par UBS de CS? Et de l’évolution du paysage bancaire de ce pays, la place des petites PME financières en particulier?

Commençons par les deux grandes sœurs de la banque suisse! En tant que «vétéran» de Credit Suisse, je suis naturellement peiné par la fin tragique de cet établissement. Si vous remontez à l’origine de la deuxième banque du pays, vous y trouverez un vrai entrepreneur, Alfred Escher qui, en 1856, a créé la banque pour financer la construction des chemins de fer suisses. Après un départ si sain et solide, comment expliquer une telle chute?

La réponse se trouve dans la corrosion de la culture d’entreprise. Dans mon livre, j’affirme que la culture d’une entreprise est à la base de son succès. Bien que les collaboratrices et collaborateurs, et les cadres intermédiaires de Credit Suisse étaient aussi compétents et serviables que dans les autres banques, la haute direction a vu se succéder des personnalités dont l’attitude, l’éthique et les valeurs étaient tout sauf exemplaires. Et une culture d’entreprise cohérente commence par l’exemple de celui qui la dirige.

D’autre part, le modèle d’affaires est beaucoup trop complexe et impossible à analyser, même pour un spécialiste. Faible culture d’entreprise, complexité du modèle d’affaires, voilà deux raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Et Monsieur Marché (la bourse) est intransigeant. Il a agi comme un révélateur. Au vu du retrait massif des dépôts et de la panique de mars dernier, il n’y avait que peu de solutions. Une reprise par UBS en était une. Mais les statistiques nous démontrent que le taux d’échec des fusions et acquisitions se situe entre 70 à 90 %. Lisez à ce propos «Don’t make this common M&A mistake!» par Graham Kenny, dans la Harvard Business Review du 16 mars 2020.

Pour moi, en tant qu’investisseur, «too big to fail» signifie «too big, too frail», trop grand, trop fragile. Je ne vais donc pas acheter des actions UBS, mais je souhaite bonne route et bonne chance aux nouveaux dirigeants. En ce qui concerne les petites PME financières et les banques de proximité, cette reprise est une aubaine et certaines vont en profiter. Elles en profitent déjà, même avant que l’encre de la signature de l’acquisition de CS par UBS ne soit sèche.

Vous suivez depuis des décennies des valeurs suisses, quels sont de votre point de vue les principales difficultés que doivent affronter les PME suisses?

Comme notre économie est très dépendante de l’étranger, la force de notre monnaie est un souci permanent. En 1968, mes parents, mon frère et moi sommes partis pour notre premier périple à l’extérieur de la Suisse, pour visiter la famille en France. J’étais adolescent et je me souviens qu’alors, le franc français était à parité avec le franc suisse.

CS: La réponse est dans la corrosion de la culture d’entreprise.

Aujourd’hui, l’euro est à parité avec le franc suisse. Cela signifie que sur une période de 55 ans, le franc suisse s’est apprécié de 670 % par rapport à la monnaie de nos voisins français, soit 3,5 % par année et chaque année. Pour l’économie de n’importe quel pays, une monnaie forte est un handicap à court terme. En revanche sur le long terme, c’est un stimulant pour ses entreprises.

Afin de compenser l’appréciation monétaire constante, les entreprises suisses doivent adapter en permanence leur outil de travail, rester flexibles et compétitives pour continuer à croître. En réalisant de meilleurs résultats opérationnels, les sociétés suisses deviennent plus efficaces que leurs consœurs et leurs actions suivent le même chemin. Durant le dernier quart de siècle, les actions des petites et moyennes entreprises suisses ont produit une performance, avec dividendes réinvestis, de 10 % par année, chaque année. Si vous trouvez une classe d’actifs qui fait mieux que cela, téléphonez-moi!

Vous avez marché depuis la Pologne en direction de l’Ukraine l’année dernière. Ou irez-vous péleriner cette année et pour quelle cause?

Quelques mois après avoir liquidé le fonds, la guerre en Ukraine a éclaté et je me suis demandé comment, en 2022, nous avions pu en arriver là. J’étais à la peine et désirais appréhender cette situation de manière personnelle. La seule solution que j’ai trouvée face à ce cauchemar, c’était de contribuer en levant des fonds pour des œuvres de charité qui allaient soulager les personnes touchées par cette guerre. Et de marcher pour la paix.

Avec mes amis allemands, Hilde et Hubert, nous avons parcouru les 320 kilomètres qui séparent Cracovie de la frontière ukrainienne l’été dernier (lire le JAM du 2 septembre 2022). Comme le chemin d’un processus de paix ne semble pas se profiler à l’horizon, je vais reprendre le mien pour la paix cet été. J’ai déjà traversé la Suisse en direction de l’est et relié Innsbruck. Je vais poursuivre mon périple en Autriche et en Slovaquie en direction de la Pologne pour rejoindre Cracovie. Un jour, je l’espère, l’Europe sera en paix à nouveau et je pourrais marcher en Ukraine et visiter ses magnifiques églises en bois dans la sérénité. Un jour peut-être!

Interview: François Othenin-Girard

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