Publié le: 11 août 2023

Décorrélation entre perception et réel

marché du travail – Valérie Gianoli est cheffe du service de l’emploi du Canton de Neuchâtel. Elle scrute les signes avant-coureurs des changements économiques et les indicateurs avancés d’une région tournée vers l’exportation, entre pénurie de main-d’œuvre, ralentissement et perception décalée de la réalité.

JAM: Valérie Gianoli, qu’observez-vous à Neuchâtel depuis la vigie du Service de l’emploi que vous dirigez? La pénurie de personnel se confirme-t-elle en dépit du léger ralentissement au premier trimestre?

Valérie Gianoli: La pénurie de personnel qualifié est très marquée dans le canton de Neuchâtel, même si cette situation s’avère assez généralisée pour l’ensemble de la Suisse. Nous l’observons tout particulièrement pour les emplois qui concernent les formations supérieures à partir du CFC. Avec un fort accent dans des branches comme l’informatique, l’ingénierie, la micromécanique, la microtechnique et la mécanique également.

Cette pénurie semble être encore plus importante du fait que certains métiers attirent moins qu’autrefois?

Oui, les métiers techniques subissent une perte d’attractivité auprès des jeunes. Ces derniers semblent plus attirés par des fonctions administratives et de gestion. C’était déjà le cas avant la pénurie actuelle, mais cela s’est encore renforcé depuis. D’autres domaines sont concernés comme la construction, sans toutefois que les conditions-cadres jouent un rôle particulier. La pénibilité de certains métiers serait en jeu, à mettre peut-être en relation avec l’évolution de la relation au travail pour les générations Y et Z.

Qu’en est-il de la restauration, rencontre-t-elle encore et toujours des problèmes identiques?

Oui, dans les métiers de bouche, ce qui est en cause, ce sont plutôt les conditions-cadres, les horaires et la pénibilité du travail; les arythmies sont en effet perçues comme portant atteinte à la vie sociale et la conciliation entre travail et vie privée.

Quelles sont les solutions que vous entrevoyez?

Nous sommes en train de mettre en place divers projets. De concert avec l’association GastroNeuchâtel, nous travaillons sur un projet pilote pour mettre en évidence les potentiels de ces métiers auprès de tous les jeunes qui sont en train de chercher leur voie. Nous voulons renforcer la co-responsabilité entre les établissements et les futurs collaborateurs et -trices par la mise en œuvre de partenariats avec les employeurs. Car finalement, on ne peut obliger personne à choisir un métier donné. Le libre choix reste le postulat de base de notre société.

Les rapports entre employeurs et employés subissent une métamorphose, accélérée peut-être dans ces temps de crise et de pénurie de RH. Comment voyez-vous cela?

La demande est forte pour plus de flexibilité et plus de temps partiel, dans l’objectif de mieux concilier vie professionnelle et familiale ainsi que le télétravail. Les nouvelles générations veulent s’inscrire dans une relation de partenariat, plus horizontale entre employé et employeur, améliorer peu à peu leurs compétences, donc se former en continu. Par conséquent, les rapports de force changent. Cette configuration va probablement modifier les rapports de travail sur le long terme. Nous prenons bien sûr en compte ces perspectives dans nos analyses prospectives.

Les jeunes sans formation représentent encore 37 % des demandeurs d’emploi dans la tranche de 15 à 25 ans inscritS à l’assurance chômage

Dans quelles directions travaillez-vous actuellement?

Nous voulons évaluer en continu les besoins en compétences, en partenariat avec les employeurs/-euses et coconstruire des collaborations avec les entreprises afin de nous permettre de continuer à servir des profils attractifs, comme nous le faisons avec l’industrie, les domaines liés à la transition énergétique, la restauration, en renforçant notamment les compétences transversales, en particulier celles liées à la digitalisation.

Quelle est la situation actuelle sur le marché du travail pour l’ensemble du canton de Neuchâtel?

Nous comptons, en juin 2023, 3800 demandeurs et demandeuses d’emplois et 2103 chômeurs et chomeuses, soit un taux de chômage à 2,4 %: il faut remonter aux années 2000-2001 pour trouver des chiffres aussi bas. Du point de vue de l’activité économique, la marche des affaires est pour l’instant bonne et les carnets de commandes indiquent un niveau élevé en comparaison avec le reste de la Suisse. Nous restons néanmoins prudents – à l’instar des acteurs économiques – quant à l’évolution de la situation en lien avec l’instabilité géopolitique et les problématiques énergétiques.

Sentez-vous un ralentissement?

Nous vivons une situation très particulière et je m’explique. Nous constatons une «décorrélation» entre la perception et la réalité. On observe d’un côté beaucoup de prudence et d’incertitude. De nombreux entrepreneurs et entrepreneuses disent souffrir du manque de visibilité. En revanche, la courbe de croissance pour l’instant ne s’infléchit pas et les indicateurs conjoncturels sont toujours bons. Aucun indicateur avancé ne montre actuellement un ralentissement.

Aucun indicateur avancé ne montre actuellement un ralentissement.

Les enjeux politiques toutefois sont bien présents, avec la guerre en Ukraine, les tensions importantes entre la Chine et les États-Unis. On peut noter également un ralentissement en Europe. Le canton de Neuchâtel, tourné vers l’extérieur et très exportateur, se trouve, comme bien souvent, en première ligne face aux changements et aux enjeux systémiques. D’où peut-être les craintes qui sont exprimées, en dépit des bons résultats enregistrés par l’économie.

Dans ce contexte de pénurie, qui sont les demandeurs d’emplois qui ne retrouvent pas?

Les cas sont variés. On trouve des profils séniors bien que le taux de chômage des séniors soit inférieur à la moyenne. Et puis il y a des personnes qui ne sont pas du tout formées – qui sont passées directement de l’école à l’entreprise. Les jeunes sans formation représentent encore 37 % des demandeurs d’emploi dans la tranche de 15 à 25 ans inscrits à l’assurance chômage.

Mille jeunes sont concernés dans notre canton, c’est beaucoup trop. De telles situations impactent et précarisent parfois toute une vie professionnelle et personnelle. Pour les accompagner, une nouvelle structure de collaboration est en construction, opérationnelle dès 2024. Grâce à une collaboration étroite entre sept services de l’État, les écoles et les communes, sous la responsabilité du service des formations postobligatoires, nous voulons donner à ces jeunes sans formation un appui coordonné dans l’objectif de changer cette situation et de les former.

Mille jeunes concernés dans notre canton: c’est beaucoup trop!

Parmi les autres freins, on trouve les problèmes de santé, somatiques et/ou psychiques, les trajectoires personnelles difficiles. Il y a aussi les femmes qui ont été déconnectées du monde du travail suite à une ou plusieurs maternités, certaines recherchent un emploi après une séparation. Le schéma est des plus classiques, accompagné notamment de problématiques de garde d’enfants. C’est encore une réalité en 2023 malgré une forme de prise de conscience générale dans la société.

Propos recueillis par

François Othenin-Girard

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