Publié le: 11 août 2023

Les écolos et la valorisation de la peur

LUC FERRY – Lors des Journées romandes des arts et métiers en juin dernier, l’ancien ministre de l’Éducationfrançais a analysé pour les PME romandes les origines et les dérives du principe de précaution. En réaffirmant son attachement à un écomodernisme rationnel. Morceaux choisis de sa présentation.

Je vais aborder ici certains éléments pour une critique du principe de précaution et du principe de responsabilité. Pour commencer, je ne suis pas un fan du principe de précaution.

Au fond, quelle est son histoire et qu’est-ce qui se cache derrière lui? Il apparaît en Allemagne dans les années 1970. De «Sorge», le terme qui qualifie le «souci» des générations futures. L’idée est la suivante: on veut rendre les adultes responsables et laisser un monde habitable aux générations suivantes. Puis au fil des années, cette simple idée devient un principe de risque zéro, une prudence absolue. Puis, on passe de là au rejet de toute innovation.

Et finalement, on verse dans une écologie de la décroissance et du refus du monde industriel. Cela revient à un avatar du communisme. J’ai un ami maoïste qui est devenu écologiste, il écrit qu’il est devenu vert par le rouge. La blague sur les pastèques est éternelle, les Verts sont rouges dedans et verts dehors.

«on veut rendre les adultes responsables et laisser un monde habitable aux générations suivantes...

Il y a eu la Conférence de Stockholm en 1972. Je cite de mémoire: «Devoir de protéger l’environnement pour les générations futures». Puis au Sommet de Rio, on a introduit la notion de risque. En 1995, la loi française introduit l’interdiction, même quand on ne sait rien du tout.

En 2005, Jacques Chirac, marabouté par Hulot, introduit même le principe de précaution dans la Constitution française. C’était consternant. C’est tellement tordu qu’on n’y comprend rien. Si on traduit. Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas si quelque chose est dangereux qu’on doit s’abstenir de l’introduire. Avec cela, on ne met pas d’aspirine sur le marché. On peut interdire tout et n’importe quoi. On a interdit des OGM, la recherche sur les gaz de schiste. Avec la grippe aviaire, nous achetons pour un milliard de francs de masques qu’on a quand même fini par jeter.

Derrière ce principe, on trouve quoi? Parce que si on y regarde de plus près, même la droite s’est mise à courir derrière le mouvement. C’est même la droite qui met ce principe dans la Constitution.

Derrière tout cela, on trouve une crise philosophico-morale. D’abord une crise de l’idée de progrès, du capitalisme. Et avant cela, une crise de la philosophie des Lumières. Dont le premier jalon n’est autre que le rapport Meadows au Club de Rome sur la crise de la croissance. À cette époque, la notion de développement durable est une imposture. Surtout, pas de croissance verte – il faut arrêter la croissance tout court.

Deuxième jalon, le paradoxe d’Easterlin. C’est un professeur américain. Il montre qu’aux États-Unis, la croissance a augmenté le pouvoir d’achat depuis la guerre. Mais que, au final, les gens sont beaucoup moins heureux. On retrouve ici une critique magistrale de la consommation. Une critique qui nous dit que ce n’est pas la peine de dévaster le monde entier.

«En 2005, Jacques Chirac introduisit même le principe de précaution dans la Constitution française. C’était consternant! c’est tellement tordu qu’on n’y comprend rien du tout.»

Mais voilà, toute une série de néo-libéraux se mettent à critiquer Easterlin. «Revenez aux années cinquante et vous aurez tout le monde dans la rue. Une Mercedes, ça va quand même mieux qu’une Renault!» Et puis, revenir en arrière n’est plus possible. Le troisième jalon: c’est la prolifération des peurs, de l’alimentation, de la vitesse, du sexe, du tabac. On entre dans un monde qui déculpabilise la peur. Il faut relire le livre de Hans Jonas, qui parle de l’heuristique – de la découverte – de la peur. Pour la première fois, les écologistes font de la peur une passion positive.

«On entre dans un monde qui déculpabilise la peur. pour la première fois, les écologistes fonT de la peur une passion positive.»

Avant, la peur était infantile et honteuse. Dans toutes les philosophies de la sagesse, la peur vous rend bête et méchant. La peur est déculpabilisée et devient le premier pas vers la décroissance. Je vais vite mais c’est fondamental dans une écologie du principe de précaution.

Malgré tout, et pour parler de choses positives, il y a une problématique intéressante dans l’écologie. La pollution des océans, l’érosion de la biomasse, de la biodiversité. Et si on aime l’innovation, que dit-on aux écologistes de la décroissance et du principe de précaution?

Lors de la sortie de mon premier livre sur l’écologie (1992), je suis invité dans l’émission «La Marche du Siècle», animée par Jean-Marie Cavada. Face à moi, Antoine Waechter, le patron des Verts, et Susan George, patronne de Greenpeace France. Un débat marqué débute. Ils me donnent deux images. Respectivement celle du robinet qu’on ferme, et celle du «tourner sur route». Deux métaphores de l’opposition entre les réformistes et les «Fundis».

Mais depuis, un nouveau mouvement est arrivé, le mouvement effondriste, le catastrophisme. Ils disent que la décroissance ne se vend pas, c’est pour cela que la catastrophe est inévitable.

«Mais depuis, un nouveau mouvement est arrivé, le mouvement effondriste, le catastrophisme.»

Vous allez me demander ce que je pense de tout cela? Ma position, c’est l’écomodernisme, que l’on peut résumer à six idées. Cette position est incarnée par Michael Shellenberger.

1) Première idée: le découplage. Huit milliards d’humains. Quatre milliards habitent sur 3 % de la planète, les villes. Et si on utilisait 80 % de la planète en interdisant les polluants? On pourrait y créer des réserves de biomasse et de biodiversité, des parcs de reconstruction. Si j’étais président de la République, comme on dit dans les asiles de fous, je créerais dix réserves sur ce modèle!

2) L’économie circulaire. La nature n’a pas de poubelles. Tout est recyclé. On recyclerait 90 % d’un immeuble, au lieu de 20 %. Dans une voiture, on trouve cinq aciers. Cela vaut pour tous les produits industriels, qui devraient être produits pour pouvoir être désossés bien plus facilement. Il faut concevoir le tout en amont.

... finalement, on verse dans une écologie de la décroissance et du refus du monde industriel.»

3) Et puis, ce n’est pas nouveau, on gagne de l’argent en faisant du recyclage. Ce n’est pas de l’écologie punitive. Dans son projet de paix perpétuelle, Kant écrit que même un peuple de démons intelligents serait capable de produire une démocratie. Je tire un parallèle en estimant que cette idée vaut pour l’écologie – on s’appuie sur l’intelligence pour avancer.

4) La croissance verte réformiste a un problème. C’est de la décroissance molle. On interdit l’avion de Paris à Nantes. On emmerde juste les gens qui prennent l’avion. C’est zéro mais on repeint tout en vert et puis ça fait plaisir aux gouvernements. Mais l’écomodernisme propose une réforme radicale. On avait le briquet et le stylo jetables, tout le système était linéaire. Le linéaire.

5) Les décroissants proposent de revenir au «low-take». Des 2 CV et des moulins à café. Le locavorisme, à Paris, plus de vins de Bordeaux, plus d’andouilles, plus rien. Cela ne se vend pas. Aucune solution pourtant n’existe sans les «high-takes», les hautes technologies. Le légume, la viande, avec des cellules souches, peuvent nourrir l’humanité sans empreinte carbone ni souffrance animale.

6) On va vers la dépopulation, mais pas la surpopulation. Deux chercheurs canadiens écrivent «Planète vide»: Darrell Bricker et John Ibbitson. Les femmes accèdent à la contraception, à cause de l’urbanisation et de l’État providence. Dans mon village, les enfants aidaient les parents. À la ville, ils sont devenus un boulet. Les gamins restent à la maison en Espagne jusque vers 36 ans et 37 ans au Portugal.

Présentation orale

Luc Ferry, philosophe

ancien ministre

de l’Éducation nationale

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