Publié le: 6 octobre 2023

Thé, liberté et réflexions de fond

NICOLAS JUTZET – Il n’est pas candidat aux élections fédérales, mais son sens de l’observation et du débat d’idées est avéré. Ce jeune libéral vient de publier un livre mettant en évidence le décalage entre une Suisse des clichés et la Suisse réelle. Et des pistes pour sortir de l’impasse actuelle.

Nicolas Jutzet vient de publier un livre chez Slatkine. «La Suisse n’existe plus.» Sur la couverture d’un rouge un peu plus pourpre que le drapeau de la Confédération, le mot «plus» remplace le mot «pas» qui a été barré en noir. Qui s’en souvient? «La Suisse n’existe pas.» La phrase figurait sur un tableau de l’artiste Ben Vautier exposé au Pavillon suisse de l’Exposition universelle de Séville en 1992. Ce dernier avait déclenché un tollé. Et si aujourd’hui, le parfum de ce scandale s’est quelque peu éventé, le point de vue critique soulevé à l’époque – c’est quoi, la Suisse en réalité – demeure totalement justifié.

Jeune libéral de 28 ans, Nicolas Jutzet a pris la poudre d’escampette afin de rester éveillé dans le débat d’idées. Et peut-être aussi pour ne pas s’assoupir dans la torpeur des appareils de partis.

Comment est né ce livre sur la disparition de la Suisse?

J’ai passé une année à Paris pour Liber-thé, un média fondé avec deux amis (lire l’encadré). On organisait des interviews. Dans ce cadre, on a rencontré beaucoup de gens qui s’intéressaient au modèle de la Suisse. Ils se demandaient comment ce petit pays voisin faisait pour s’en sortir mieux que les autres. Quand on explique les spécificités de la Suisse – sa classe politique de milice, sa décentralisation, l’importance de la liberté individuelle – à d’autres, on se rend compte qu’elles sont en partie devenues factices. La Suisse que nous aimons raconter aux autres est différente de celle qui existe dans la réalité. Ce décalage m’a inquiété. J’ai fini par avoir envie de me documenter plus sérieusement et d’aller vérifier ces affirmations dont nous nous berçons à propos de notre pays. J’ai voulu explorer le fossé qui s’est creusé entre nos mythes et la réalité. Car dans les faits: notre parlement de milice n’en est plus un. Notre pays n’est plus aussi décentralisé qu’on le prétend et ainsi de suite. Dans le livre, je ne m’arrête pas au constat, je propose aussi des pistes pour sortir de cette impasse.

Vous écrivez que le modèle du miracle suisse s’est grippé, à quel moment cela s’est-il passé?

La Suisse ne sait plus vraiment ce qu’elle veut et se repose sur ses acquis. Elle ne semble plus avoir envie d’être le contre-modèle qu’elle était autrefois, en particulier au sein de l’Europe. On se gausse de notre richesse, en oubliant qu’elle est le résultat de notre volonté d’être différents. Du coup, on stagne, et d’autres pays se rapprochent de nous dans les classements, ou nous dépassent même. Ces dernières décennies l’économie, la politique et la population se sont éloignés. L’économie s’est largement internationalisée – se désintéressant des spécificités suisses –, la politique s’est professionnalisée, le fédéralisme s’amenuise. Les valeurs comme la responsabilité individuelle s’effacent au profit de celle du risque zéro et de l’infantilisation. Pour combler le vide, l’État prend plus de place. En conséquence, la bureaucratie et les dépenses étatiques explosent.

Des réactions sur ce livre?

Oui, un bel intérêt de la presse et de quelques personnalités politiques avec qui j’ai pu en parler, comme Pascal Couchepin et Micheline Calmy-Rey. La démarche visant à confronter la Suisse des clichés et la Suisse réelle intéresse, même si tout le monde ne partage pas les réponses à ce constat de décalage.

Vous ne vous êtes finalement pas lancé dans la campagne pour les élections fédérales?

Non, j’ai quitté le PLR il y a deux ans déjà, car j’ai souhaité prendre du recul par rapport à la politique et à l’actualité, afin d’accorder plus de temps à la réflexion de fond. Je préfère les débats d’idées, comme l’Institut Libéral où je suis chargé de projets et les diverses publications dans lesquelles je peux m’exprimer. Je n’avais pas envie de devenir politicien professionnel et finir par me conformer à un certain milieu, me fondre dans ce que je perçois comme un conformisme ambiant. C’était le dernier moment pour choisir une autre voie, dans le privé.

Seriez-vous déçu par le monde politique?

J’ai fait de la politique au niveau communal et j’ai réalisé que 80 % du budget de la commune était obligatoire, que les élus n’avaient leur mot à dire que pour un cinquième, souvent pour des détails. L’inverse devrait prévaloir. Il faudrait plus de marge de manœuvre dans les communes et les cantons, moins à Berne. Cela redonnerait l’envie aux gens de s’engager en politique pour faire aboutir des projets. Aujourd’hui, ils discutent souvent de sujets peu intéressants, comme la construction de trottoirs et le tri des déchets.

Au chapitre des réformes pour le monde politique, quelle est cette idée de tirage au sort des élus, un retour aux sources helléniques de la démocratie?

L’idée est d’éviter que les postes soient occupés par les mêmes personnes au niveau fédéral durant des décennies. À mon sens, on devrait élire des listes puis, sur ces listes, effectuer un tirage au sort pour décider qui occupera le siège. Comme ça, le rôle des partis est renforcé, mais on renouvelle régulièrement le personnel politique. La politique redeviendrait un passage, et non plus une carrière.

Quelle trajectoire a-t-elle été la vôtre avant ces derniers développements?

J’ai fait un apprentissage de commerce à l’éco-hôtel L’Aubier à Montézillon. Ma mère vient de Berne et mon père est Fribourgeois, le dialecte est ma langue maternelle. Ils sont venus s’installer dans la région de Neuchâtel. Après mon apprentissage et une passerelle, j’ai suivi des études d’économie à Saint-Gall. Je me suis installé à Berne, et je m’occupe désormais de dossiers politiques pour l’association suisse d’assurance.

En quoi consiste votre engagement à l’Institut Libéral?

Nous organisons chaque année une Journée libérale romande sur divers thèmes. Nous avons parlé récemment de la thématique de l’éducation, d’un point de vue philosophique, mais aussi pratique, en donnant la parole à un directeur d’une école privée, et en dialoguant avec le conseiller d’État Frédéric Borloz, notamment sur l’état d’esprit qui prévaut actuellement parmi le corps enseignant. Et sinon, nous publions des études et des livres. Le plus récent, sur la tolérance, qui ne doit pas être confondue avec une bienveillance naïve qui nous a entraînés dans des impasses de société.

Comme penseur de droite, êtes-vous pris à partie par des trublions lors des conférences?

Non, cela ne nous est pas encore arrivé!

Des livres, des conférences, à

28 ans, ne devriez-vous pas vous lancer dans des actions chocs pour marquer votre engagement et faire parler de vous un peu sur les réseaux sociaux, comme ces gars qui se collent les mains sur les routes?

Non ce n’est pas notre tasse de thé. On voit bien que de telle formes d’activisme, cela ne marche pas sur le long terme, car elles consistent à demander à d’autres d’agir à notre place, c’est infantilisant. Et ce n’est pas très efficace, ces actions énervent les gens.

Et si vous croisiez David de Pury (1943-2000), tenant à la main son «Livre blanc» intitulé «Ayons le courage d’un nouveau départ». Face à vous, ce fantôme du libéralisme, que lui diriez-vous?

Ah tiens, j’ai justement relu son livre avant de préparer le mien! Je lui dirais d’abord que la plupart des réformes qu’il préconisait ont été réalisées. Il ne serait en revanche pas très content de notre relation avec l’UE et nos voisins, une relation qui doit maintenant être clarifiée. Il serait aussi horrifié de constater que la quote-part de l’État, qui était de 27 % du PIB lors de la publication, a bondi à 33 % actuellement.

Si la discussion se prolongeait avec David de Pury, de quoi parleriez-vous? De quoi ce pays a-t-il besoin pour un nouveau départ?

Nous avons perdu beaucoup de grandes figures de l’économie qui nous permettaient de garder un lien étroit entre l’économie, la population et la politique. Il en reste, comme Jean-Claude Biver. Mais je regrette par exemple que le patron de Nestlé qui s’était engagé avec ferveur contre l’initiative sur les multinationales, ne soit plus très présent dans les discussions actuelles.

Interview

François Othenin-Girard

liber-thé sur youtube

Le libéralisme dans tous ses états

Nicolas Jutzet se présente sur le site de cette chaîne Youtube dédiée au libéralisme dans tous ses états, un projet qu’il a mis sur pied avec deux amis, Jérémie et Diego: «En résumé, la liberté c’est vivre et laisser vivre. Pour moi, le libéralisme sert à assurer la propriété et à limiter le pouvoir de l’État et du collectif sur l’individu. Laisser la liberté de s’exprimer, c’est donner une place importante au changement et à l’incertitude. Car rien n’est figé dans un monde libre. C’est cette réalité qui permet les innovations et qui conduit à l’émergence de la meilleure solution, de façon décentralisée. Liber-thé, c’est l’occasion de partager ce que j’ai pu apprendre et permettre à d’autres de connaître la diversité des idées libérales. Dans le but de démontrer que les idées libérales apportent des réponses aux problématiques actuelles.»

www.liber-the.com

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