Publié le: 3 novembre 2023

L’art digressif et le contre-pied

littérature – Vincenzo Di Marco est un phénomène rarissime, racontent ceux qui ont suivi son enseignement au gymnase. Acteur, musicien, avec lui les étudiants se prennent au jeu, écrivent, lisent pour eux, pour le plaisir d’un texte dans tous ses états.

Il y a quelques années, avant que cette pandémie ne rebatte les cartes, le silence se fait tout à coup dans une classe de gymnasiens à Lausanne. On est en début d’année dans les rangs d’une classe spéciale composée de musiciens et de sportifs. Un professeur de littérature est en train de devenir à leurs yeux une référence incontournable. Grâce à lui, ils se mettent à adorer la littérature française.

Et nous l’avons rencontré. Il s’appelle Vincenzo Di Marco et enseigne au Gymnase Auguste Piccard. En 2014, il réalise un documentaire. Cela s’appelle «Ritals entre autres», une série de témoignages poignants de personnalités italiennes issues de la deuxième génération. Le tout est encore visible sur Youtube en trois parties.

Puis, c’est au théâtre que nous avons pris la mesure de son talent. De son travail avec le metteur en scène Massimo Furlan sort une pièce, «Les Italiens», créée en janvier 2019 et jouée aux quatre coins de la Suisse – et même à Zoug! «Quello è un attore vero e proprio un pro.» À Fribourg, le soussigné l’a entendu de ses propres oreilles d’un groupe de femmes italiennes croisées plus tard à l’apéro. Elles ont expliqué que cette pièce avait su incarner à leurs yeux quelque chose de fort sur leur trajectoire. «C’était craquant! Il a su nous parler et capter toute notre attention.»

Comment faites-vous naître chez ces gymnasiens l’amour de la littérature et l’envie d’en parler, de lire et de relire? Et d’abord, vous souvenez-vous de cette classe de gymnasiens?

Et comment! Je me rappelle que nous avons fait du théâtre, nous avons travaillé la mise en scène, la mise en forme de quelque chose. C’est toujours la même chose: il faut trouver le rapport entre partition et exécution. Lire un texte, c’est une chose, puis lui donner un sens dans la verticalité, c’en est une autre. Puis après, produire des textes. Même pendant le confinement, je me rappelle, je leur avais demandé d’écrire des pastiches. En l’occurrence sur des tribus fantaisistes qui existeraient mais sans que nous sachions où – comme Henri Michaux l’avait fait. Ils se sont pris au jeu en écrivant des textes d’un niveau absolument remarquable.

Mon souci principal, c’est que le texte se renverse sur eux

Je ne sais pas s’il y a une méthode, mais il faut présenter le texte dans tous ses états. Je suis latiniste: quand nous traduisions Virgile ou Tite-Live, nous ressentions un plaisir tout particulier, celui d’entrer dans la signification des choses, pas seulement celui de la maîtrise grammaticale. Mon souci principal, c’est que le texte se renverse sur eux. Que ce ne soit pas juste un texte entre eux et moi, mais qu’il leur appartienne en propre. Il y avait suffisamment de finesse dans cette classe pour que cela leur permette de lire en eux-mêmes. Ils deviennent lecteurs d’eux-mêmes avec le texte.

On y arrive vraiment?

C’est ce que j’essaie de faire. Mais rien n’est prémédité. On parlait de musique, je fais du jazz, on apprend à improviser sur une structure. Quand je suis dans une classe, je regarde tout ce qui se passe, j’entends tout. S’il y a quelque chose que je peux attraper et le ramener au cours – et à partir de là, construire un sens qui s’adresse à eux. Créer des espèces de parenthèses, des respirations. Tout à coup, je les tire à moi à partir d’une anecdote. En montrant en quoi ce qu’on est en train de lire résonne tout à coup par rapport à ce qui est en train de se passer dans une classe, par rapport à un sujet d’actualité ou n’importe quelle autre œuvre d’art. Je le fais tout le temps. Idéalement, il faudrait tout le temps pouvoir créer des liens. Avec eux, avec ce qui se passe maintenant, avec d’autres livres. Quand la littérature devient un lieu de passage, une passerelle qui nous permet d’aller ailleurs, elle nous rend moins indifférents à ce qui se passe. Et je pense que c’est là qu’on arrive tout à coup à capter l’attention.

Vous avez un truc spécial?

Cela peut être frontal aussi, ex cathedra, quand on a un certain nombre de choses à leur transmettre. (Il prend un air sévère). Vous m’écoutez (rires). Mais je me retrouve aussi beaucoup en mode d’écoute active et j’accueille volontiers les gens qui interrompent le cours pour dire quelque chose. Et parfois, le cours prend une autre direction. C’est comme en jazz quand on travaille un thème, on peut improviser là ou là, dialoguer avec d’autres instrumentistes.

Comment la musique est-elle entrée dans votre vie?

J’ai commencé tard, vers vingt ans. J’avais un job d’étudiant à la poste, au guichet à la poste de Saint-François. On était toute une équipe, c’était chouette. Un ami a reçu d’un ami de sa mère un saxophone et comme il ne voulait pas en jouer, il me l’a offert. Quand j’ai ouvert le coffret, c’était le Graal. Je ne pouvais pas le laisser comme ça dans son étui. Il fallait en jouer. J’ai appris tout seul. Par chance, j’avais un voisin qui était un grand pianiste de jazz. On allait tout le temps l’écouter. De fil en aiguille, je me suis aussi mis à jouer avec des gens. Et cet instrument fait partie de ma vie aujourd’hui: deux heures par jour, c’est nécessaire. De mon point de vue, l’ennui est possible en littérature, mais pas en musique. C’est la chose qui nous résiste, toujours.

Vous n’avez pas l’air de quelqu’un qui s’ennuie en lisant de la littérature. Cela vous arrive?

Je suis extrêmement sévère avec la littérature aujourd’hui. Quand je lis, je vois vite les viscères, qui sont les faiseurs, la littérature de démonstration. Certains écrivent de manière scolaire ou font des choses qui ont déjà été faites. Dans la musique, on trouve une variété infinie. Et quand on joue avec les mêmes thèmes de jazz, on ne refait jamais deux fois la même chose. Il n’y a pas de partition, on exécute ce qu’on a envie d’exécuter. La fatigue, la charge émotionnelle de la journée, cela peut donner de belles choses, parfois miraculeuses, dans tous les cas un renouvellement constant. C’est un peu la même chose dans l’enseignement. Quand j’arrive, je sais à peu près ce que je veux faire, mais je n’ai rien d’écrit.

Certaines séquences s’assimilent à du travail de plateau tel que vous l’avez pratiqué au théâtre?

C’était un peu plus compliqué. Et en même temps autre chose parce que c’était un travail lié à des souvenirs de trois générations d’Italiens, des jeunes femmes d’aujourd’hui, des secundos comme moi et des anciens arrivés dans les années cinquante, nos pères. Donc des écritures très intimes, un exercice difficile pour certains, car il fallait se confronter à ce que l’on n’a jamais osé dire, ou jamais admettre de soi. Même le travail sur les mots n’a pas été évident pour les anciennes générations, par contraste avec les émigrés de la deuxième génération qui ont pris l’habitude de se questionner, de se dire eux-mêmes. Même pour nous, les intermédiaires, les anecdotes de l’enfance, si on fait tous l’exercice d’essayer de se les rappeler, ne sont pas évidentes. Un souvenir en appelle un autre, cela engendre des déformations, des distorsions qu’on admet, et parfois elles sont à notre avantage, parfois pas. Cela peut être une grimace, parfois quelque chose de plus beau, mais il faut gérer cette part de bonne foi et de mauvaise foi. Dont on s’accommode volontiers en Italie!

François Othenin-Girard

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