Publié le: 8 décembre 2023

Des neurones apprennent à calculer

BIOCOMPUTING – Le projet de Fred Jordan et Martin Kutter (FinalSpark) à Vevey est décoiffant. Ces deux spécialistesen intelligence artificielle ont voulu dépasser les limites posées par l’électronique classique en cultivant des cellules cérébrales vivantes pour leur apprendre à stocker de l’information, le tout en utilisant un million de fois moins d’énergie!

JAM: Votre entreprise, FinalSpark, développe et entretient des cultures de neurones vivants pour développer des ordinateurs sur la base d’une nouvelle technologie. Que cherchez-vous à développer à terme à Vevey?

Fred Jordan: Nous voulons réaliser un bioprocesseur qui ne fonctionne pas avec du silicium, mais avec des neurones vivants humains. Il y a une quinzaine d’années, on a découvert qu’on pouvait, à partir de cellules de la peau et via une transformation induite, obtenir de façon non naturelle des cellules souches qui se développent en cellules neuronales. Un tel bioprocesseur présenterait l’avantage de consommer au minimum un million de fois moins d’énergie que les processeurs électroniques actuels.

C’est difficile de se figurer comment une telle économie d’énergie est possible?

En pratique: si demain je devais faire une simulation digitale de votre cerveau d’environ 100 milliards de neurones, il me faudrait une petite tranche de centrale nucléaire pour réaliser le même travail avec des calculateurs digitaux. Mais votre cerveau fonctionne actuellement avec 20 watts. Dans un monde où on est en train de gratter 10 % par-ci ou par-là, une telle économie n’est pas négligeable. Et encore, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. On n’a jamais cherché à faire ça. On en est tout au début, comme lorsque les transistors ont été inventés et qu’on ne savait pas ce qu’on allait en faire. Le nombre de choses qu’une telle technologie rendrait possibles est étonnant.

Combien de temps faut-il pour fabriquer un neurone à partir d’une cellule souche?

En fait, nous achetons les cellules lorsqu’elles en sont au stade de progéniteurs neuronaux. Ce sont des cellules souches d’un type spécial, cellules souches induites pluripotentes (ISPC). Elles peuvent devenir n’importe quel type de cellule puis se multiplier à l’infini sous la forme de cellules neuronales.

Pourquoi induites?

On leur a enlevé leur caractère différencié pour qu’elles soient capables de devenir n’importe quoi. Les progéniteurs neuronaux que nous nous procurons sont des cellules pluripotentes qui ont déjà commencé leur différenciation vers des cellules cérébrales.

Vous devez en acheter souvent?

Nous ne l’avons fait qu’une seule fois parce que comme ce sont des cellules souches, elles se multiplient à l’infini. Les cellules que nous avons ici sont toutes issues de la même lignée que nous avons acquise il y a deux ans. Elles sont gardées dans de l’azote liquide...

Combien de neurones avez-vous produits jusque-lĂ ?

Environ 50 millions. C’est toute la différence avec le silicium. Quand vous voulez obtenir un objet manufacturé, il faut le produire. Là, c’est la vie qui fait le travail à votre place. Il ne faut compter que quelques jours pour passer d’un à deux millions de neurones.

Comment est-ce possible?

Ici, nous faisons de la recherche fondamentale. Et il y a beaucoup, beaucoup de questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre. Nous ne cherchons pas le pourquoi, mais comment faire fonctionner les neurones et leur apprendre à travailler. Nous voulons mettre dans notre bioprocesseur ce que l’on trouve dans le cerveau. En fait, les cellules se différencient en deux types, les cellules gliales et les neurones. Les neurones ont une activité électrique et les cellules gliales une activité de support et d’assistance aux neurones. Sans être un spécialiste, on pense que le rôle des cellules gliales a été largement sous-estimé. Les stars ont longtemps été les neurones parce qu’il est possible de mesurer leur activité.

Vous essayez de dupliquer un cerveau naturel?

Je n’irais pas jusque-là. Nous obtenons un agglomérat de cellules connectées ensemble. Les neurones en tant que tels ne suffisent pas. Voici des images de mon dernier changement de milieu (1re photo depuis la gauche). Chaque boule ici se trouve être un agglomérat de plusieurs milliers de neurones. Les neurones se sont connectés entre eux au sein de ces petites boules que nous appelons des neurosphères.

Comment se multiplient-ils?

Nous les mettons dans des flasques dédiées (2e photo dep. la g.). Au premier stade, les cellules sont de type adhérentes, se collent au plastique de la flasque et se multiplient en quelques jours. Ensuite, cette phase est stoppée et les cellules sont mises en suspension.

Qu’est-ce qui déclenche cette reproduction automatique et infinie?

La multiplication est dans leur nature. Il n’y a rien de particulier à faire. Bien sûr, il faut remplir un certain nombre de conditions. La première étant de les nourrir. Les milieux de culture que nous gardons ici au frigo contiennent – tout cela se pratique depuis les années 1960 – des acides aminés, une dizaine de vitamines, des sels, du sucre (3e photo dep. la g.). Ces milieux peuvent varier selon les recettes, mais ils sont rouges. Du rouge de phénol permet de voir à l’œil nu si le milieu est acide ou non. Il faut 37 °C et 5 % de taux de CO2 sachant qu’on en a 0,04 % dans notre atmosphère.

Qu’est-ce qui peut freinerleur multiplication?

Lorsque les cellules sont trop serrées par exemple. Les protocoles sont bien connus. Ensuite, on va les faire tourner dans ces agitateurs orbitaux (photo ci-dessus) qui tournent à 80 tours par minute. Les cellules vont alors se regrouper en petites boules de 5000 à 10 000 neurones.

Comment fait-on pour qu’elles se mettent à calculer?

Eh bien, ça, on ne le sait pas encore (rires). Mais je peux vous dire ce qu’on fait après. Au bout de plusieurs mois dans cet agitateur orbital, les neurones matures émettent des signaux électriques.

C’est incroyable!

Ce qui nous arrive est totalement incroyable depuis le début. En fait, il y a plein de processus qui semblent précâblés et les neurones se connectent spontanément. Et s’ils sont isolés, ils meurent. On voit qu’ils se lient les uns aux autres et deviennent électriquement actifs. Nous disons qu’ils discutent entre eux 24 heures sur 24.

Comment êtes-vous tombé là-dessus?

Beaucoup de choses sont connues depuis 40 ans. Avec l’électrophysiologie, on est devenus capables d’interagir avec des cellule, via des champs et des courants électriques. Nous disposons les cellules sur des MEA – des réseaux d’électrodes multiples. Sur cet écran (4e photo à droite en bas), vous voyez quatre sites, et à chaque site correspond une neurosphère. Nous pouvons ainsi mesurer les potentiels d’actions générées par les neurones et stimuler nous-mêmes des potentiels d’action. Waooow, regardez cet écran ici!

Que s’est-il passé? Une grande surprise apparemment?

Ce que vous venez de voir n’est vraiment pas courant. Ce que vous voyez correspond à une discussion générale entre tous. On appelle ça des bursts, des sauts d’activité. Ici, en revanche, on voit une neurosphère qui présente une activité parfaitement régulière. Elle bouge cinq fois par seconde, c’est son truc. Je peux même interagir avec elle. Cela ne marche pas toujours: là, je stimule, mais cela ne répond pas. Elle semble totalement indifférente à ma stimulation. Parfois, les milieux ne répondent pas, parfois ils le font de manière immédiate et très violente. Le plus intéressant, pour nous, c’est d’arriver à modifier leur comportement pour peu à peu leur faire faire des choses utiles.

Comment sait-on qu’ils interagissent?

On le voit à l’activité spontanée comme sur cet écran (4e photo dep. la g.). Là, on assiste à un brouhaha, une discussion entre neurones. Mais quand cela se passe, ce n’est jamais spontané. Il doit y avoir une cause qui les fait bouger. Quand certains se mettent à parler, d’autres répondent. Les bursts correspondent à une séquence d’applaudissements. Parfois, on s’amuse à les mettre sur un microphone pour les écouter. C’est notre manière d’appréhender leur fonctionnement.

De quoi ces neurones sont-ils capables aujourd’hui?

Nous parvenons à leur faire retenir 1 bit d’information. Et nous sommes capables aussi de changer leur comportement pour qu’ils deviennent plus réactifs aux stimulations. Comme lorsque j’interagis avec vous et que je stimule vos sens pour que vous appreniez quelque chose sur ce sujet: du point de vue systémique, il n’y a aucune différence.

Vous allez voir, j’interviens ici dans une partie du processus. Sur l’écran, vous voyez (photo), ces neurosphères présentent des tailles et des apparences différentes. Les méthodes d’apprentissage que nous devons déployer doivent être adaptées pour chacune d’entre elle. Tout le but, c’est de trouver la séquence de stimulation électrique qui permet de modifier leur comportement. Mais pas seulement. On a aussi des méthodes de stimulation électro-chimiques. La dopamine est utilisée par notre cerveau pour récompenser la réussite d’une action et encourager le réseau à se reconfigurer de manière à reproduire plus fréquemment cette réussite. C’est une des méthodes supposées d’apprentissage. Or, c’est le but que nous voulons atteindre, très proche du reste d’un mécanisme pavlovien ou de dressage de chien. Et ça marche très bien: pour décharger la dopamine juste après l’action récompensée, nous utilisons des cages moléculaires. La dopamine est enfermée dans une molécule qu’on va casser avec un rayonnement ultraviolet envoyé directement dans le milieu quand on veut récompenser un comportement. Pour que cela soit efficace, il faut le faire très rapidement. (La suite au prochain épisode.)

Interview: François Othenin-Girard

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