Publié le: 19 janvier 2024

La voix de l’homme des ondes

Michel Bory – L’auteur des aventures policières du commissaire Perrin habite Grandson. Cet ancien journaliste de radio est aussi le père de nombreuses pièces policières, récemment rééditées. Ses yeux pétillent de joie à l’évocation de quelques pérégrinations et marottes.

(I) Vugelles-La Mothe

La voix entendue à la radio de mon enfance. Celle qui appartient à l’un des grands Mohicans d’une époque à laquelle les ondes faisaient parler les sons d’eux-mêmes. Je me souviendrai toujours du jour où le Gouvernement vaudois a tenté (sans succès) de convaincre les citoyens d’un village irréductible – Vugelles- La Mothe (VD) dans le Nord vaudois – d’accepter l’implantation d’un centre pour requérants d’asile. Un direct à la radio est prévu. Sur place, la salle est comble, l’atmosphère lourde, étouffante. Le reporter au long cours Michel Bory voit de la lumière à l’extérieur. Quelque chose d’étrange se produit. Pendant que les autorités du village continuent de parlementer avec celles du Canton, il sort. Surprise, des gens chantent autour d’une grande croix à laquelle ils ont mis le feu. Le journaliste tend son micro vers les flammes qui crépitent. Tout est dit.

Derrière mon poste de radio, j’ai l’impression d’assister à un mini Ku Klux Klan. Le son du bois craquant dans les flammes, auquel s’ajoutent ces cantiques, provoque un frisson auditif imprimé dans ma mémoire – deux décennies plus tard. Un mantra à raconter aux futures générations de journalistes.

Surprise, des gens chantent autour d’une grande croix à laquelle ils ont mis le feu. Le journaliste tend son micro vers les flammes.

Lui aussi s’en souvient: «Le son crée l’image, il a besoin d’une forte concentration pour ne pas être brouillé par les bruits parasites environnants. J’ai appris mon métier quand la radio tenait une place centrale dans les foyers. Un jour, alors que j’étais reporter pour le CICR au Vietnam, nous étions en première ligne et sur un sentier entre les rizières. La question revenait de savoir si cet énième cessez-le-feu serait respecté. Nous marchions dans le silence du marécage, soleil torride au zénith, je ne me souviens que de cela et des commentaires que j’essayais de lâcher à l’improviste. Cela reste intact, après toutes ces années.»

(II) Grandson

Il peut continuer de raconter, je resterai là des heures à l’écouter. C’est sa voix que j’ai retrouvée à Grandson, un jour de décembre pluvieux à souhait. Une tonalité douce et claire, un phrasé impeccable – à peine estompés par les années. Perché sur les hauteurs du bourg, Michel Bory est calfeutré au pied d’un immeuble que les observateurs passés par là ont déjà qualifié de «modeste locatif abritant des familles». Il prépare un bon café.

Chez celui qui a vécu plusieurs années en Hollande sur une vedette, on se sent à l’intérieur d’un bateau, «cosy», inspirant, reconnectant. Le regard dévale le long d’un bout de pré. On aperçoit le fameux château de Grandson, paysage qui respire les hauts faits de chevalerie et de bataille. Michel Bory confie une marotte, une envie quasi irrépressible qui le prend dans chaque ville où il se trouve de décrypter le triangle, à chaque fois différent, formé entre trois lieux de pouvoir, le château (qui exécute), le parlement (qui discute) et l’église (qui juge). Un concept qu’il développe dans sa joyeuse autobiographie, un rien débridée. On ne résiste pas à vous glisser un extrait bien révélateur: «Je me sens comme l’inventeur en spéléologie qui découvre une grotte préhistorique; il n’a rien créé, il a trouvé. En fait, on n’invente jamais rien à partir de rien; on déterre quelque chose qui existait sans qu’on le sache, que ce soit par ignorance personnelle ou générale. Puis on pousse plus loin la trouvaille pour voir où cela conduit.» (Extrait de cet «Archipel de la Décroissance», publié aux Éditions de l’Aire en 2018).

Le géniteur du commissaire Perrin n’est pas amarré là par hasard. On le sait prêt à repartir pour de nouvelles aventures. Ce qui le montre? La pression qui monte dans la cafetière italienne de grand format. Les pièces se suivent en enfilade et aboutissent au bureau: une chambre du capitaine bien protégée des vagues et des coups du sort. Avec lui à la barre, les saisons s’enchaînent et pour peu qu’on leur accorde du temps et de l’attention, les aventures de Michel-Reporter-Dramaturge-Observateur s’enchâssent les unes dans les autres. Le père Bory a roulé sa bosse sous toutes les latitudes, attentif, intrigué, amusé. Et tellement narratif.

(III) Direct Lausanne–Paris

On démarre à Lausanne, Montchoisy pour être précis. «Je suis un veinard, j’ai eu la chance de naître dans une famille aimante, dotée d’une ouverture culturelle. Je fréquentais la classe de mon père, instituteur. Certes, il me punissait plus souvent que les autres et je devais le vouvoyer, mais il me payait une glace en rentrant la maison.» On pense tout de suite à l’école buissonnière et aux photos de Robert Doisneau.

Son père est fan de théâtre, de revues (Jorat) et de spectacles. Son grand frère (Jean-Marc Bory) est déjà monté à Paris où l’attend une carrière de comédien en compagnie de monuments comme Bernard Blier, Jeanne Moreau, Brigitte Bardot – après avoir suivi des cours avec la comédienne Blanche Derval (1885–1973) et Paul Pasquier (1904–1982). Ce monde d’étoiles fait cligner des yeux le jeune Michel lorsqu’il émigre à Paris chez son fraternel. Le futur reporter s’inscrit à l’École supérieure de journalisme, place Saint-Germain-des-Prés, d’où il voit passer Sartre et Beauvoir. Il va voir des spectacles et en profite pour écrire des critiques (ou l’inverse), publiées dans les journaux syndicaux suisses, «Le Peuple» et «La Sentinelle».

Tout à coup, le grand saut: on cherche un adjoint au correspondant de France Soir, du Figaro et de l’agence Reuters à l’aéroport d’Orly. Le bal des puissants du monde et des têtes couronnées qui passent par là et qu’il faut savoir retenir au passage. Intuitif, il devine un jour, le 19 mars 1962, que cet avion qui décolle là-bas, depuis le milieu de la piste, doit être à moitié vide et qu’il transporte les chefs de l’insurrection algérienne tout juste sortis de prison. Ce qui signifie de facto que la guerre d’Algérie est terminée. Une Caravelle qui lui apporte un scoop providentiel dans une carrière qui en comptera quelques autres. «Cela m’a donné des ailes», sourit-il.

Changer d’air, cela lui va bien, même quand il faut passer par les fourches Caudines que ce drôle de métier de journaliste se plaît à tramer. Les idées et les projets éclosent. Il y a un pays d’Afrique où un projet de magazine échoue. Pas grave, il y a une station de radio à monter dans les Antilles, succursale de Radio-Andorre. Sans oublier auparavant ce long séjour dans le Maroc de Hassan II, au service de l’agence Maghreb Arabe Presse. Le voilà qui réatterrit à Lausanne lorsque démarre l’Expo 64 et qu’il faut des journalistes radio pour lancer une chaîne d’infos en continu. Des flashs toutes les heures: un nouveau rythme créé. De nouveaux médias apparaissent. «Quand la TV a pris son envol en Suisse romande, nous étions de la partie, car il fallait des bras et des voix pour compléter les effectifs genevois, je l’ai toujours fait avec passion.»

(IV) Dans un cargo suisse

Le démon du grand voyage autour du monde le reprend. En partenariat avec un armateur suisse (la fameuse maison André à Lausanne), il se lance dans une circumnavigation permanente, empruntant plusieurs cargos suisses. De ses aventures et réflexions, il tire des reportages de quinze minutes devenus célèbres pour ceux qui ont pu écouter «La Suisse au long cours». Il écrit, enregistre sur bandes magnétiques et envoie ses sons par la poste à la Radio à Lausanne depuis ses nombreuses escales.

Il a quelque chose de Bruno Ganz «Dans la Ville blanche», du cinéaste suisse Alain Tanner. Sac flanqué sur l’épaule, Nagra prêt à capter le son fatal. Notre héraut tient ses quartiers dans la cabine de l’armateur, partage des conversations avec le personnel, le capitaine et les officiers à bord. Du Maroc au Japon, il fend les flots sur le Cruzeiro Do Sul. Des milliers et des milliers de tonnes de voitures, de boîtes de conserve, de minerai et de vracs trimballés d’un continent à l’autre. Il visite les ports, prend des notes, change de ligne, embarque sur le Général Guisan du Japon en Amérique centrale et retour. Puis avec le Corviglia, de Thaïlande en Afrique équatoriale. Il y a un grand marcheur aussi dans le personnage. En sortant de Pasadena, Californie, il doit expliquer à des policiers méfiants ce qu’il fait au bord des routes. C’est interdit, alors il se laisse reconduire au port.

(V) Dans les publications

De temps à autre, il travaille comme coopérant pour le CICR. En parallèle, il continue d’écrire des romans d’aventures et des pièces policières – ce qui lui donne le statut d’auteur dramatique. Il vient d’ailleurs de rééditer une sélection de ces pièces sous le titre «13 coups de théâtre pour le cinéma». Publiée aux Éditions du Centre de recherches périsphériscopiques à Oleyres.

À Pasadena, il doit expliquer à des policiers méfiants ce qu’il fait au bord des routes.

Aujourd’hui, à quatre-vingts berges, il chemine dans ses textes, les reprend et les corrige, peaufine et relit. Il aurait bien voulu apprendre un métier technique. «Je suis fasciné par la transmission des sons, mais j’avoue que je n’y connais rien. Si tout était à recommencer, j’étudierais les sciences.» Et faire un métier utile: «Je suis né dans le besoin de concocter des histoires, réalistes sinon réelles, et j’y suis resté.»

Des regrets? Une pointe de doute qui sied à l’humaniste voyageur et au témoin attentif et empathique. «La vie, c’est si débordant que c’en devient angoissant, le vide sidéral», confie-t-il dans une interview au site La Procure lors de la réédition des «13 enquêtes du commissaire Perrin». «On peut tout juste y échapper soit en faisant l’autruche, soit en se racontant des fables divinatoires. Impossible de comprendre le pourquoi du comment. En revanche, dans une affaire judiciaire, par exemple, l’enquêteur part avec la certitude que la solution existe. Peut-être qu’il pataugera et ne trouvera jamais le coupable, ou ne parviendra pas à le mettre à table. Mais la vérité se terre forcément quelque part.»

François Othenin-Girard

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