Publié le: 3 mai 2024

«Jean-Pascal, tu nous manques tant!»

TRAJECTOIRE – Après une carrière dans l’immobilier et la finance, Jürg Stäubli est aujourd’hui expert en investissement. Avec ses deux filles Sarah et Céline, la relève stäublienne semble d’ores et déjà assurée. Cette interview aurait pu être réalisée sur un bateau au milieu du Léman avec une bouteille de blanc.

Il est toujours là, Jürg Stäubli – et plutôt en forme – celui que les médias avaient baptisé le «golden boy des années 80». Suite aux affaires de la fin du millénaire dernier, une page désormais bien tournée, il poursuit discrètement sa trajectoire entrepreneuriale. De Monaco où il résidait vers la fin des années 1980 à Granges-Paccot, il habite maintenant Prangins, juste à côté de Nyon.

Il n’a pas perdu son panache: par un post publié récemment sur les réseaux sociaux, il rendait hommage à son cher ami Jean-Pascal Delamuraz, un conseiller fédéral trop tôt disparu selon lui. Président de CF&C Finance Suisse, Jürg Stäubli s’active dans de nombreux projets qu’il développe avec patience, dont une banque (2012) et une fromagerie (2017) juchée sur les hauts-plateaux himalayens du Kirghizstan. Soucieux de l’image de la Suisse, il valorise à Madagascar les valeurs helvétiques et l’apprentissage dual.

Son site le révèle aussi philanthrope: «Il apporte son soutien, depuis de nombreuses années, à diverses œuvres caritatives et de bienfaisance, défendant avec conviction la culture, l’éducation et la santé. Il a ainsi cofinancé la fondation de l’école Ampere à Lomé au Togo pour permettre à environ 300 enfants parmi les plus démunis du pays d’accéder à la scolarité. Il soutient également financièrement un orphelinat de Bishkek ainsi que plusieurs autres fondations autour de la santé et de l’éducation comme l’ONG Action Innocence, ou la fondation Petram, qui pilote plusieurs projets en Afrique.»

La relève semble assurée: le voilà qui mentore deux de ses cinq filles qui se lancent dans le business.

Jürg Stäubli, vous avez publié un très beau post sur feu Jean-Pascal Delamuraz, né il y a 88 ans. Un message au Conseil fédéral?

Oui, mais c’était surtout pour ne pas oublier le souvenir d’un ami proche. D’abord parce que Jean-Pascal a toujours été un ami et un exemple. Je suis resté proche de sa famille, de Catherine Reymond, sa femme, de sa fille Carole, de son fils Alain, parrain de l’une de mes filles. Pierre Arnold, mon père spirituel, moi et d’autres formions un petit groupe d’amis. Il nous manque, il était plein de bon sens et de fortes convictions, un véritable homme d’État. Et pour répondre à votre question, je m’en souviens d’autant mieux que le contraste avec l’époque actuelle est évident. Je pense en effet que nous atteignons les limites du système: sept conseillers fédéraux, ce n’est pas assez. Et sept non spécialistes, ce n’est pas suffisant. Nos dirigeants politiques font figure de gestionnaires et semblent plus attirés par une carrière que par la passion de la chose politique et une vision large de leur métier.

«Delamuraz était plein de bon sens et de fortes convictions, un véritable homme d’État.»

Qu’aurait pensé votre ami Delamuraz de cet accident du Simplon?

Jean-Pascal était un amoureux des bateaux et surtout du Léman. Son plus grand bonheur était de naviguer. La CGN était pour lui une institution de première importance. C’est un accident stupide, car il n’y a aucune, mais vraiment aucune raison de sortir un tel objet patrimonial comme Le Simplon du port avec une telle météo. Je ne comprends tout simplement pas.

Ceci étant dit, l’accident a eu lieu et il faut faire avec. Maintenant il faut premièrement réparer le bateau et lui redonner sa splendeur et sa grâce. Deuxièmement il faut adapter, voire changer, les procédures internes à la CGN pour qu’un tel événement ne puisse plus se produire.

La classe politique est-elle compétente et prête à affronter ces enjeux, ces réformes dont le pays a besoin?

Pas vraiment. Je développe un peu. Il y a vingt-cinq ou trente ans, un bon agriculteur du Gros-de-Vaud faisait un bon parlementaire ou un honnête conseiller fédéral. Aujourd’hui, nous aurions besoin de gens beaucoup plus compétents. Je n’ai rien contre les traducteurs, mais de là à leur confier nos finances, je me pose certaines questions. Il nous faut aussi des gens qui peuvent défendre les intérêts des PME, cette colonne vertébrale de notre économie. J’ajouterais que le Parlement devrait être professionnalisé. De grandes réformes vont être menées. Du côté de l’Europe, il faudra trouver un accord qui tienne la route avec l’UE, ménager la chèvre et le choux en sachant qu’une adhésion ne passera jamais auprès du peuple suisse. Mais là c’est le moment de foncer – c’est maintenant qu’il faut y aller!

De quelle crédibilité la Suisse dispose-t-elle encore dans le contexte international.

Nous devons faire bien attention afin de conserver nos forces et le peu d’estime dont nous disposons. Notre pays n’a plus la crédibilité dont il disposait il y a vingt ans. La neutralité suisse se retrouve à la peine. De mon point de vue, nous sommes à la fin d’un cycle et la transition qui va suivre s’avérera compliquée. En Occident, nous marchons sur la tête. Le fait par exemple d’avoir un débat politique pour savoir si on continue d’utiliser les termes «père» et «mère», c’est le genre de choses qui ne passent pas dans le reste du monde. Le politiquement correct nous place dans une situation de faiblesse.

«Notre pays n’a plus la crédibilité dont il disposait il y a vingt ans.»

Vous avez fait un apprentissage, que vous en reste-t-il?

Oui, j’ai obtenu un CFC en Commerce et Administration à Bienne. Et après trois ans d’études à Berne, un diplôme supérieur en économie au BKS. J’ai ensuite eu la chance de pouvoir faire des études universitaires à l’étranger pour compléter ma formation. L’apprentissage reste la base et nous devons le défendre. Je ne serais certainement pas là où je me trouve aujourd’hui sans avoir été d’abord un apprenti.

J’ai récemment rappelé aux responsables politiques de Madagascar que la Suisse était à la base un pays pauvre et que c’est uniquement grâce à la formation que nous sommes devenus riches. Alors que là-bas, l’île est riche et les gens, pauvres. Je leur ai parlé de notre apprentissage et du système dual, c’est quelque chose que nous devrions bien mieux vendre à l’étranger. Voyez la France et son BAC pour tous, qui finalement dessert tout le monde.

Nous ne devons négliger aucun effort pour maintenir la qualité de notre système de formation. Les gens qui ont suivi un apprentissage savent ce que c’est que de travailler avec une certaine forme de pression. Cela leur donne une discipline et une dimension en plus dans le service. C’est du reste aussi ce que les étudiants à l’EHL apprennent durant leur année préparatoire, à servir, à faire la cuisine, les chambres...

Sur un plan personnel, que s’est-il passé depuis la fin des années 1990 et que devenez-vous dans ce paysage d’investisseur?

En 1997, je me suis retiré du management de JS Holding SA dont toutes les sociétés ont été vendues. J’ai ensuite lancé CF&C Finance Suisse SA, dont je suis devenu le président. Cette société existe toujours et elle s’est spécialisée dans divers domaines. Je m’active comme expert dans les restructurations financières, les achats et fusions, les ventes de société. Qu’il s’agisse de Management Buy Out (MBO), d’achats ou de ventes de participations minoritaires, d’ingénierie financière et de placements privés. Je suis toujours présent dans certains réseaux commerciaux au sein desquels j’offre mes services de représentation. De plus, je m’occupe de mandats spéciaux pour certains gouvernements, par exemple dans les cas de renégociations de dettes extérieures.

ĂŠtes-vous toujours actif au Kirghizistan?

Oui, plus que jamais! J’avais acheté il y a douze ans une banque, la première banque suisse sur place. Et depuis, nous nous sommes diversifiés, en reprenant une grande fromagerie en 2017. Nous misons prioritairement sur la formation en collaboration avec mes associés, la famille Spielhofer qui à Saint-Imier produit la fameuse Tête de Moine. C’est une activité qui me touche. Mon père a fait une formation de fromager à Zurich, avant de devenir épicier à Berne. Bref, nous avons racheté cette fromagerie à la DDC et transformons le lait d’environ 2000 exploitations agricoles au nord-est du pays.

«C’est une activité qui me touche. Mon père a fait une formation de fromager à Zurich.»

Pour être plus autonome, nous sommes en train d’étudier un projet pour construire une ferme laitière de 500 à 1000 vaches. Ce qui reste difficile, vu l’altitude, c’est surtout de trouver du fourrage pour l’hiver. Nous misons toujours sur la formation, comme dans un autre projet, au Liberia, où notre but et de créer une ferme modèle, en collaboration avec les écoles spécialisées en Suisse, afin de transmettre le savoir-faire sur place.

Seriez-vous finalement plus un paysan qu’un financier dans l’âme?

Oui, mon grand-père avait été paysan, puis patron d’une grande coopérative agricole. J’ai toujours été proche de la terre. Pour ma part, depuis très longtemps, j’achète des vignes. Aujourd’hui, nous disposons de plus de 30 hectares de vignes dans le Chablais à Yvorne, Aigle, Ollon, et Bex. J’ai aussi une petite parcelle à Tartegnin sur La Côte. Je produis du chasselas, bien sûr, mais aussi du merlot blanc, du chardonnay, du pinot noir et divers assemblages. C’est une passion et elle me procure de grandes satisfactions. J’aime tellement me balader dans les vignes pour me ressourcer.

«Aujourd’hui, nous disposons plus de 30 hectares de vignes dans le Chablais à Yvorne, Aigle, Ollon, et Bex.»

N’auriez-vous pas envie de faire connaître vos vins dans le monde entier – comme la Commune de Gilly (JAM 04)?

Cela m’a traversé l’esprit. Lors d’un voyage au Japon avec quelques vignerons, nous avons réalisé qu’il existait un marché de connaisseurs japonais qui adoraient le chasselas. Il existe même un restaurant trois étoiles qui ne sert que des crus issus de ce cépage. Nous avons pris contact avec une société de distribution japonaise et calculé les investissements nécessaires pour la mise sur le marché. Hélas! Nous butons toujours sur le même problème, celui des volumes. Nous ne pouvons pas exporter assez de bouteilles, car au fond il n’y en a pas. Sachant que la Suisse alémanique est le premier marché d’exportation des vins romands, et on parle ici de millions de bouteilles, exporter ces volumes au Japon ou ailleurs dans un marché important n’aurait aucun sens.

Et la transmission de vos atouts, de vos talents?

J’ai cinq filles! Et actuellement, je travaille étroitement avec les deux dernières. J’ai aidé Sarah à créer en 2021 d’une marque de thés biologiques extraordinaires baptisés Chanoyu, c’est le nom de la cérémonie du thé en japonais. Ses produits se situent dans le haut de gamme avec un premier cru servi dans les palaces, les trois étoiles au Michelin et vendus en ligne. De grands chefs utilisent ces produits, par exemple lors du Bocuse d’Or, pour concocter des entrées ou des desserts. Sarah a même initié un partenariat en Valais pour produire des infusions de nos alpages. Elle vend des coffrets, des thés fumés à déguster à l’heure du cigare lounge. Nous avons une deuxième marque, Teabo, plus abordable pour laquelle nous avons développé entre autres des partenariats avec Servette, le Lausanne Hockey Club, Young Boys ou le CP Berne. Cette marque est aussi présente dans la restauration Migros et les magasins bio Migros Nature.

Céline, après son Master à l’Université de Fribourg, a choisi de mettre au point sa propre ligne de cosmétique à base de CBD. La marque C-Derma by Céline. Fan de produits cosmétiques, elle est tombée en faisant des recherches sur des études très intéressantes concernant les effets du cannabidiol sur les problèmes de peau comme l’acné. En voulant tester des produits cosmétiques à base de CBD, elle s’est rendu compte qu’il n’y avait pas vraiment de gamme complète sur le marché, tant au niveau du packaging que de l’odeur. Ses produits sont aujourd’hui proposés en ligne et dans 200 points de vente sur le marché suisse, en attendant de partir conquérir la France, l’Allemagne et les États-Unis.

C’est pour moi une grande source de satisfaction de les voir ainsi évoluer – et nous ne sommes pas obligés d’être toujours d’accord, parfois cela donne lieu à des étincelles avec chaque fois de très belles réconciliations.

Interview: François Othenin-Girard

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Un post sur Jean-Pascal Delamuraz

«Mon cher ami Jean-Pascal,

aujourd’hui il y a 88 ans tu étais né à Vevey et il y a un peu plus de 25 ans, le 4 octobre 1998, tu nous a quittés. Tu nous manques énormément! Tu manques au pays, tu manques à ta famille, tu manques à tes amis, tu me manques! Dans cette situation politiquement, économiquement mais également socialement difficile, nous aurions besoin d’un visionnaire et humaniste comme toi à la tête de notre pays. Nous avons partagé des moments de joie et des moments difficiles. Tu as toujours été disponible et tu as toujours trouvé les mots qu’il fallait, tu m’as soutenu sans faille. Tu étais d’une fidélité absolue, sans calcul, en amitié! Il y a tellement de de bons souvenirs! Tu étais un vrai meneur d’hommes avec une vision pour notre patrie, capable de rassembler avec ton charisme légendaire! C’est surtout ces qualités qui manquent aujourd’hui chez la grande majorité des hommes et femmes politiques qui se content de gérer les affaires courantes avec un succès mitigé. Je vais, nous allons, comme souvent, ouvrir une bouteille d’Yvorne sur le bateau en regardant le sublime Lavaux, en pensant à toi!»Jürg Stäubli

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