Publié le: 3 mai 2024

Trois décennies de fortes mutations

PATRICK BOLLAG – Ce grand professionnel de la pub roule sa bosse en Suisse romande depuis trois décennies. Témoin des grands événements qui ont secoué la presse romande, il livre son analyse de l’évolution du marché publicitaire dans la presse quotidienne régionale.

Journal des arts et métiers: Un souvenir de la première pub vendue?

Patrick Bollag: C’était en 1996 et je venais d’être engagé à Fribourg chez Publicitas, qui avait développé un réseau très «capillarisé» de succursales. Entrer dans cette entreprise était un gage de réussite et mon père en était très fier. J’avais une quarantaine de collègues, peut-être plus, nous occupions un immeuble de quatre étages pour une clientèle locale, régionale et nationale. Nous avions très peu d’outils informatiques: il fallait par exemple envoyer le matériel d’impression aux différents journaux, une logistique qui à elle seule occupait deux collaborateurs et une pièce entière.

«dans vingt ans, la pub en ligne dépassera les 50 %.»

Pour ma part, je m’occupais de différents annonceurs comme Manor Fribourg, Sibra-Cardinal, des régies immobilières, des clients auxquels je rendais visite afin de définir des stratégies, des plans médias, des priorités. On commençait peu à peu à informatiser certains outils, mais tout était beaucoup plus lent, plus matérialisé. Les affaires marchaient bien et les collègues évoquaient encore, six ans plus tard, la grande fête organisée par Publicitas pour célébrer le centenaire de l’entreprise en 1990, avec des bateaux loués sur le Léman.

Qu’est-ce qui caractérise ces années 1996–2000 ?

Un train se mettait en marche, mais la structure des Trente Glorieuses était encore vivante. Par exemple, un plan média sans presse écrite n’aurait pas été concevable. Bien sûr, chaque crise affecte l’ensemble des médias et la crise immobilière que nous avons vécue s’est répercutée sur nos activités. Mais à cette époque, les journaux disposaient encore de nombreux suppléments et d’une pagination étendue. Il se racontait qu’à 24 heures, on avait dû refuser des annonces par manque de place dans le journal. Durant cette période, je suis passé par diverses succursales, dont Neuchâtel.

Ă€ quel moment tout bascule?

Le grand tournant se produisit peu à peu entre 2000 et 2005, avec l’arrivée de ce que personne n’appelait encore le monde du digital. Nous avons participé au lancement de certaines grandes plateformes informatiques, regroupant des sites d’annonces classées, de l’immobilier, des petites annonces, des emplois. Le site Bazar à Neuchâtel avait été créé pour faire face à la concurrence d’Edipresse.

Tout le monde ou presque y croyait et cet enthousiasme s’est aussi concrétisé par la bulle des valeurs technologiques quelques semestres plus tard, et un recul de l’économie. Comment avez-vous vécu cette période ?

Des joint-ventures ont été mis sur pied pour ces plateformes. Il y avait plusieurs solutions concurrentes, car chacun voulait récupérer ce marché des petites annonces et obtenir plus de volumes publicitaires. C’est durant cette période que les majors comme Netscape,Yahoo, puis Google sont montées en force avec une telle puissance que tout le marché a été violemment secoué. Face à cela, les grandes maisons en Suisse, comme Tamedia et Ringier, ont fini par s’affirmer, mais entretemps, ce marché de la «rubrique» était sorti de la presse dans de très nombreux titres. À cette époque, les éditeurs gagnaient 60 % sur la publicité et 40 % sur les abonnements. Aujourd’hui, c’est presque l’inverse.

C’est l’époque où l’on commence à craindre que les publicités de la grande distribution puissent disparaître de la presse quotidienne, car ces groupes montrent qu’ils s’organisent avec leurs propres canaux de diffusion. Le sentez-vous arriver, ce moment redouté?

Oui, on commence à se dire qu’il existe un risque systémique dans notre branche. Certains groupes estiment alors que si Coop et Migros retiraient leurs annonces, la moitié des éditeurs seraient en péril. C’est aussi une période d’intenses regroupements des titres régionaux, comme à 24 heures. Avec à la clé une perte de lectorat et une nouvelle déstabilisation pour le marché publicitaire, qui doit lui aussi se réorganiser face à des marchés perdus.

Mais surtout, la disparition de titres régionaux sans offre de substitution réelle se traduit par une perte de «capillarité» et d’annonceurs. En parallèle, les coûts d’exploitation grimpent, tout comme le prix du papier. Ce qui pousse les responsables à prendre de nouvelles décisions entrepreneuriales qui finissent par affecter durablement la diversité de la presse, en particulier le partage de contenus entre les titres pour diminuer les coûts de production.

«La crise disparaît et les médias ne semblent pas pouvoir revenir à meilleure fortune.»

En 2006, suite à la reprise par Edipresse de ces titres régionaux, je suis engagé comme chef de publicité pour Romandie Combi qui, depuis les années 1990, regroupe six quotidiens dont Le Nouvelliste en Valais, La Liberté à Fribourg, L’Express et L’Impartial à Neuchâtel, Le Quotidien Jurassien dans le Jura et Le Journal du Jura édité à Bienne. Les affaires reprennent à partir de 2005, la conjoncture est à nouveau favorable. En revanche, la presse écrite n’est plus toujours la priorité pour les clients nationaux ou les agences médias qui les conseillent.

Arrive cette crise financière de 2008, comment la vivez-vous?

Quand elle submerge tout, je me souviens alors des crises horlogères des années septante vécues par nos parents. Je prends alors conscience de ce qu’est une crise et de la manière dont elle peut affecter une société stable. Elle accélère encore, c’est ce que je perçois, l’avance de la digitalisation et de nouvelles vagues de concentration.

Jusqu’en 2014, c’est comme si en dépit de tout le reste, les acteurs du monde des médias avaient encore à l’esprit une certaine forme de responsabilité sociale. Certains titres disparaissent. La presse quotidienne souffre de cette nouvelle crise et comme à chaque fois, la crise disparaît et les médias ne semblent pas pouvoir revenir à meilleure fortune. On parle de plus en plus d’écrans, d’interactivité, de réseaux sociaux.

2018 restera-t-elle une année particulière?

Oui, c’est le coup de tonnerre dans le ciel des médias suisses suite à la faillite retentissante de Publicitas. C’est la première fois que je me demande si je ne vais pas changer de métier. De nombreux collègues tournent la page et s’en vont dans d’autres métiers de la communication. Je décide de rester loyal à une branche dont la valeur ajoutée à la société civile est immense.

Le choc de la faillite de Publicitas fut terrible. Les nuages s’étaient accumulés depuis des années. De grands annonceurs avaient changé de stratégie. À l’interne, des erreurs de gestion ont été commises. En 2014, Publigroupe, la holding détentrice de Publicitas vendit cette dernière à des investisseurs spéculatifs, le groupe Aurelius basé à Munich, suite à une O.P.A. de Tamedia sur Publicitas. C’était le début de la fin pour la grande régie orange.

Après la faillite, les journaux survivants ont repris la commercialisation publicitaire eux-mêmes. Et notre groupe (ESH) venait de créer sa régie Impactmedias, où je travaille actuellement.

Comment voyez-vous la suite dans une branche qui subit chaque crise ou ralentissement sans reprendre jamais vraiment pied?

Rappelons qu’en dix ans, la presse quotidienne payante a perdu 29 % de lecteurs sur supports papier, passant de 5,4 millions (2013) à 3,8 millions (2023). Ce chiffre ne couvre qu’une partie de la réalité, car certains titres n’ont pas les moyens de participer à l’étude qui prend en compte la pub en ligne. Aujourd’hui, le secteur online représente 30 %, la presse 34 %, la T.V. 31 % et la radio 5 %. J’imagine que dans vingt ans, la pub online dépassera les 50 % – c’est inexorable. Mais cela donne un ordre d’idées.

De plus en plus en marché de niche?

Oui, à long terme, mais une niche irremplaçable. La forme et le nombre de titres risquent de changer encore souvent de visage, mais cette branche continuera d’exister sous une forme ou une autre, car elle fait partie de l’ADN de notre société démocratique et participe dans toute sa diversité à la formation de l’opinion. Interview: François Othenin-Girard

presse et publicité

«La presse n’est pas un produit qui peut se remplacer!»

«Le marché suisse de la publicité presse se développe de manière extraordinaire des années 1980 à 2000. En 2009, la holding Publigroupe, propriétaire de Publicitas, réalise 1,6 milliard de chiffre d’affaires avec 2618 employés. Ces résultats sont réalisés via une série de sociétés présentes dans le monde entier. Publicitas, malgré ses succès, fait faillite neuf ans plus tard en 2018. En deux mots, le développement d’internet, l’apparition de nouveaux acteurs médiatiques, une concurrence féroce et des nouvelles technologies modifient complètement le marché. De 2018 à 2022, les recettes publicitaires nettes ont baissé de 4,69 à 4,3 milliards de francs (–8 %). Durant la même période, les revenus de la presse ont fondu de 1 milliard à 735 millions (–27 %).

Les causes sont multiples et provoquent des mutations, des consolidations qui sont hors normes. Les disparitions de journaux, les regroupements de titres, les rachats se font sans discontinuer. Depuis 30 ans, la faîtière Schweizer Medien cherche des solutions et tente de convaincre les pouvoirs politiques, économiques, sociétaux que la presse n’est pas un produit qui se remplace.

La presse joue un rôle clé fondamental dans la structure des démocraties. Il ne peut être substitué par des acteurs du numérique qui ne connaissent rien à l’histoire de ce pays.»Patrick Bollag

trajectoire

Patrick Bollag

Né en 1967 à Brügg à proximité de Bienne, Patrick Bollag a grandi dans le canton de Neuchâtel. Il travaille au Registre foncier (Boudry), à L’Express (Neuchâtel) et chez Jet Aviation (Genève) au début des années 1990 avant d’entrer comme Key Account Manager chez Publicitas (1996) à Fribourg; il devient chef de publicité chez Publicitas (1997) à Neuchâtel, directeur marketing à RTN à Marin (2002). Puis on le retrouve responsable de la succursale Publicitas à Payerne (2003) et à la tête du marketing de Romandie Combi (2006). Après la faillite de Publicitas, il entre chez Gassmann Media (Bienne) comme chef de publicité et Key Account Manager. Enfin, il occupe depuis 2019 la même fonction chez Impact medias à Bienne.

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