Publié le: 7 juin 2024

De Notre-Dame à l’hydrogène vert

groupe corbat – Cette scierie jurassienne est entrée dans l’histoire comme la seule PME suisse active sur le chantier de reconstruction de Notre-Dame de Paris. La PME s’est lancée en 2022 dans un audacieux projet d’extraction d’hydrogène du bois. Interview de Gauthier Corbat, représentant de la quatrième génération.

Groupe Corbat a soudain bénéficié d’une visibilité éblouissante. Tout a commencé lorsque cette scierie jurassienne a décroché un contrat totalement inattendu sur un chantier prestigieux et symbolique, une œuvre pour laquelle la France tout entière se passionne encore – et se déchire parfois: la rénovation de la cathédrale Notre-Dame de Paris par suite de l’incendie du 15 au 16 avril 2019. Lorsque la PME jurassienne a reçu la confirmation officielle que les travaux de scierie d’une quarantaine de pièces de la flèche lui étaient confiés, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre dans le microcosme du bois suisse et dans les médias. Qu’on imagine l’enjeu: une PME suisse parvenue à faire partie des 40 scieries choisies, afin de transporter, entreposer, soigner, puis scier le bois permettant de reconstruire la charpente et la flèche de Notre-Dame de Paris, incendiée en 2019.

Interview

JAM: Quel effet ce mandat a-t-il eu sur votre vie quotidienne d’entrepreneur, comment l’avez-vous vécu?

Gauthier Corbat: «Tout le monde nous en parle, dans la rue, au téléphone, nous recevons des lettres, des témoignages et visiblement cela ne s’arrête pas: nous ne nous attendions vraiment pas à ce que le phénomène prenne une telle ampleur.

Comment êtes-vous parvenu à vous glisser en tête devant toutes les PME françaises?

Cela fait très longtemps, presque un siècle, que nous sommes actifs en France où nous avons su nous créer de bonnes relations. Grâce à l’un de ces contacts, nous avons pu revenir dans la course aux candidatures et obtenir la chance de participer à ce chantier exceptionnel.

Fournir du bois suisse pour Notre-Dame, était-ce une option?

Proposer des bois suisses pour ce chantier du siècle s’est avéré totalement impossible. Le bois devait être français. Ce fut d’emblée une exigence politique, la France se concevant comme la patrie du chêne. Les arbres devaient en outre provenir de différentes régions en garantissant un certain équilibre entre elles. Bref, nous sommes allés les voir sur place, un à un, avant qu’ils ne soient transportés chez nous à Vendlincourt. Pour la flèche de la cathédrale, les poutres sont restées environ un an à la scierie à des fins de ressuyage à l’air avant d’être transportées sur un ancien aérodrome parisien mis à disposition pour les travaux avant d’être montés.

«Pour la flèche de la Cathédrale, les poutres sont restées environ un an à la scierie à des fins de ressuyage à l’air.»

Parlez-nous de la naissance de votre entreprise familiale et des liens avec la France?

La scierie a été créée vers 1925 par Paul Corbat à Vendlincourt, notre arrière-grand-père. Elle est reprise en 1955 par la deuxième génération, André et son frère Charles Corbat (ou «Charly», fondateur du HC Ajoie et créateur de la patinoire). D’emblée, Paul Corbat a eu l’idée de développer des liens avec la France, d’abord et avant tout pour l’approvisionnement en chêne. Le bassin de l’Ajoie est naturellement tourné vers nos voisins français et presque géographiquement séparés de la Suisse par une chaîne de montagne. Mon arrière-grand-père s’est vite rendu compte que cette région offrait deux atouts. Premièrement, qu’il pouvait développer le négoce de bois rond pour valoriser la matière première de nos régions. Il a aussi identifié un avantage qui reste important un siècle plus tard: l’abondance des feuillus en Ajoie, comme en France voisine: chêne, hêtre, frêne, érable, noyer – ceci par opposition à un paysage forestier suisse où prédominent les résineux, sapins, épicéas et mélèzes.

S’ensuit une période de mécanisation de cette branche, qui se traduit à Vendlincourt par l’installation d’une ligne de sciage multiple (1962), un atelier de prédébitage et une hacheuse pour valoriser les déchets (1970). La reprise des établissements Ets Röthlisberger en 1978 signe l’installation des Corbat à Glovelier.

Quels étaient les atouts du site de Glovelier pour l’entreprise Corbat?

Glovelier nous offrait une diversification importante dans la seconde transformation. C’était l’un des trois chantiers d’imprégnation de traverses de bois en Suisse. Et aujourd’hui, il n’y en a plus qu’un, c’est le nôtre. À l’époque, le pari financier était important pour mon grand-père et mon grand-oncle. Cette acquisition a donné une nouvelle dimension à notre entreprise. À Vendlincourt, on scie le bois dont on tire des pièces équarries et des traverses, transportées à Glovelier, où débute la deuxième transformation, les cuves d’imprégnation et la pose du matériel d’attache sur les traverses. Même si nous sommes les seuls, nous n’avons pas de monopole, car tous les trois ou quatre ans, comme c’est un marché public, nous sommes en concurrence avec le reste de l’Europe.

Ces trente dernières années, des scieries ont fermé par dizaines. Ne sont restées que celles qui ont su investir, développer de nouveaux produits, cherché de nouveaux débouchés. Dans ce contexte, Glovelier représente une ouverture à d’autres produits, une très forte expertise sur le traitement du bois, vitrification, imprégnation, traitement au sel pour la préservation des surfaces extérieures. Toutes ces compétences sont valorisées pour des raisons de durabilité.

«LA VALEUR BOIS RÉÉMERGE. NOUS AVONS DEPUIS LONGTEMPS FAIT LE PARI D’UNE EXPLOITATION RAISONNABLE ET RAISONNÉE DE NOTRE PRINCIPALE RESSOURCE LOCALE.»

Dès 1981, c’est la troisième génération: Jean-Paul (fils d’André et père de Gauthier) et Patrick (fils de Charly et père de Benjamin) Corbat s’engagent dans la modernisation des équipements et de valorisation des sous-produits de la scierie. Ce fut le rachat de la Parqueterie Chapatte aux Breuleux (1997). Et pour valoriser les déchets, les plaquettes et les copeaux, une start-up a été lancée: pellets du Jura sur le site de Vendlincourt (2009). Enfin, le projet Fagus (hêtre en latin) dont nous possédons une part minoritaire de l’actionnariat, aux Breuleux, qui ouvre de nouveaux débouchés pour le hêtre des forêts régionales en matière de bois collés.

D’où proviennent les bois que vous sciez?

Du Jura surtout, de plusieurs autres cantons suisses aussi, et de France voisine. Avec l’intégration de Glovelier, le partenariat avec la France s’est encore renforcé parce que ce pays détient des volumes importants en matière de chêne, dont nous avons besoin pour les traverses. Ces bois proviennent de la région, de Haute-Saône, du Doubs, de l’Alsace, et plus généralement de l’est de la France. À noter que la demande spécifique en bois suisse a augmenté ces dernières années. Aucun bois exotique ne rentre dans cette scierie. Pour tous nos bois, qu’ils soient suisses ou français, notre rayons d’approvisionnement est inférieur à 250 km.

Dès 2015, nous représentons la quatrième génération, moi-même et mon cousin Benjamin Corbat. Nous ouvrons une nouvelle ligne de sciage à Vendlincourt (2018). S’ensuit la reconstruction de l’unité de fabrication de pellets. Les diverses entités sont regroupées sous l’appellation Groupe Corbat. L’entreprise compte actuellement 80 collaborateurs sur plusieurs sites.

Comment tirer son épingle du jeu dans ce pays?

Longtemps, les entreprises liées au secteur du bois, de la scierie, de la transformation de ce matériau représentaient un secteur en perte de vitesse. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, même si la concurrence demeure forte et les marges, étroites. Du côté des constructeurs et des architectes, la valeur bois réémerge, la demande est encourageante pour des produits bois de la région. Nous avons depuis longtemps fait le pari d’une exploitation raisonnable et raisonnée de notre principale ressource locale.

Qui sont vos clients et sur quels marchés êtes-vous actifs?

Nos clients sont principalement les menuisiers, les charpentiers, les poseurs de sols, les architectes et les métiers de la construction. Sans oublier les compagnies de chemins de fer du pays. Le marché suisse est prioritaire depuis un siècle avec 90 % des produits vendus, puis le reste dans le nord de l’Italie et quelques clients en Allemagne et en France. Nous faisons du bois d’œuvre, soit tout ce qui a trait à la première transformation.

À partir de cette étape s’orientent tous nos produits bois destinés à être valorisés sous la forme de traverses, poutres, bardages, lambris, parquets, etc. Le bois de façade notamment est très prisé par les architectes. Nos installations de traitement de surface à Glovelier confèrent au bois des propriétés intéressantes au niveau esthétique et en matière de durabilité – ce marché connaît un fort développement.

Interview: François Othenin-Girard

Lire la suite en page 19

Suite de la page 13

Ă€ quoi correspond le lancement du projet Fagus en 2014?

En participant au projet Fagus Suisse aux Breuleux depuis 2014, nous valorisons certaines qualités de hêtres issus de nos régions qui ne trouvaient plus de débouchés au niveau local. Le feuillu collé convient particulièrement bien aux structures de bâtiments de grande taille.À l’image du bâtiment Hortus du Switzerland Innovation Park Basel Area à Allschwil (BL), signé Herzog & de Meuron.

C’est un marché naissant complexe, stimulant, mais porteur d’espoirs.

«Nous souhaitons valoriser les sous-produits de bois qui ne peuvent pas être intégrés à la filière des pellets, en produisant un gaz recherché par l’industrie: de l’hydrogène vert.»

Dans l’imaginaire collectif, l’image du scieur est plutôt celle d’un travailleur modeste et discret, plutôt effacé entre les acteurs de la forêt et les utilisateurs du bois. Pour ma part, j’essaie de positionner le scieur comme un acteur important dans une filière qui dispose d’une bonne valeur ajoutée et qui apporte son expertise aux architectes ou aux paysagistes.

«Notre idée est d’acheminer l’hydrogène depuis notre site de Glovelier jusqu’au nouveau quartier industriel situé quelques centaines de mètres plus loin.»

Et de belles choses à montrer, comme lorsque nous organisons la visite du chantier de grumes, le spectacle de la transformation du bois offre un narratif qui colle aux valeurs de l’époque!

En 2022, vous vous êtes lancés dans un projet audacieux, produire de l’hydrogène de bois. Où en êtes-vous?

C’est un pari sur l’avenir, avec des incertitudes, mais une envie d’aller de l’avant. Nous souhaitons valoriser les sous-produits de bois qui ne peuvent pas être intégrés à la filière des pellets, en produisant un gaz recherché par l’industrie: de l’hydrogène vert. L’extraction d’hydrogène à partir du bois représente la pointe d’une recherche menée actuellement en France par des industriels.

Dans la foulée, notre idée est d’acheminer l’hydrogène depuis notre site de Glovelier jusqu’au nouveau quartier industriel situé quelques centaines de mètres plus loin. Notre gaz sera totalement vert et c’est un atout du point de vue par exemple des manufactures horlogères qui se fournissent en hydrogène gris, c’est-à-dire non décarboné. Notre projet inclut aussi la transformation en hydrogène des vieilles traverses de chemins de fer qui doivent être remplacées après une vingtaine d’années et évacuées à l’étranger dans des chaufferies spécialisées.

Comment transformer du bois en hydrogène?

Le processus consiste à gazéifier du bois. La première phase s’appelle la thermolyse. Les écorces et les copeaux qui ne peuvent pas être transformés en pellets sont mis en cuve et chauffés à 600°C. Le gaz qui s’en échappe est vapocraqué et subit plusieurs étapes de lavage qui inclut une séparation des molécules. Au terme de la thermolyse, il reste du charbon pur, appelé biochar, qui peut être valorisé dans les parcs et jardins, c’est le cas dans certaines villes, comme à Lausanne, avec l’avantage que ces matériaux retiennent l’eau sur place et évitent de s’écouler.

Quant à l’hydrogène, on vise principalement les marchés de l’industrie et de la mobilité. Notre projet est de mettre en place une unité de production et un pipeline d’hydrogène vert reliant notre site à cette nouvelle zone industrielle. À cet égard, nous attendons avec beaucoup d’impatience le plan hydrogène que Berne devrait publier cet automne. Il est temps de construire les infrastructures nécessaires à la transition et de créer des conditions-cadres favorables.

Interview: François Othenin-Girard

www.groupe-corbat.ch

trajectoire

Gauthier Corbat

Le jeune entrepreneur Gauthier Corbat a mené des études de lettres en histoire de l’art, littérature et sciences des religions à Lausanne, puis un master en relations internationales à Genève, suivi d’un deuxième master au collège de l’Europe à Bruges.

Avant d’être engagé à Berne au Département des affaires étrangères, à l’époque dirigé par le conseiller fédéral Didier Burkhalter. Il aurait bien embrassé la carrière diplomatique, prêt à faire ses valises pour l’Amérique du Sud.

À point nommé, son cousin Benjamin lui a proposé de reprendre l’entreprise familiale. Gauthier Corbat est aussi actif en politique (Le Centre / Jura) au Parlement jurassien. Sans doute vise-t-il aussi la Coupole fédérale, convoitée une première fois lors des dernières élections fédérales. Il s’en est du reste fallu de très peu. FOG

Les plus consultés