Publié le: 7 juin 2024

Le meunier qui élargit sa vision

groupe minoteries sa – Le leader suisse sur le marché des artisans boulangers est passé de la vision d’un moulin traditionnel à une conception plus large basée sur les produits d’origine végétale. Parmi les enjeux, la lutte pour les prix, les protections douanières et la défense des boulangers. Première partie de l’interview d’Alain Raymond (CEO).

JAM: Vous avez vécu une dernière assemblée générale peu ordinaire pour un groupe comme le vôtre, pourriez-vous nous en expliquer les tenants et aboutissants ?

Alain Raymond: En quelques mots, comme vous avez pu le lire dans la presse spécialisée (www.schweizeraktien.net) du 3 mai 2024, M. Paul Zingg a tenté de remplacer trois membres du conseil d’administration et d’attribuer un dividende plus élevé aux actionnaires. Toutes ces propositions ont été rejetées par l’assemblée générale qui a soutenu le conseil d’administration actuel. De plus, l’administrateur M. Karl Zeller qui avait été proposé l’an dernier par M. Zingg n’a pas été réélu.

Est-ce que vous vous attendiez Ă  cette tentative?

Depuis un certain temps, nous observons certaines divergences entre différents blocs d’actionnaires. Mon rôle étant purement opérationnel, la gestion de ces thèmes relève plutôt du conseil d’administration.

Quelles leçons en avez-vous tirées?

Cela fait partie du genre de chose qui arrive. Nous sommes une société cotée en bourse avec les avantages et les inconvénients que cela comporte. Et les actions peuvent changer de main en tout temps. Avec toutes les collaboratrices et collaborateurs, notre rôle consiste à mettre en place la nouvelle stratégie définie avec le conseil d’administration et d’assurer la pérennité de Groupe Minoteries SA (GMSA). Nous pouvons être très satisfaits du travail réalisé ces dernières années, car GMSA se porte très bien.

Quels sont vos atouts sur le marché suisse de la meunerie?

L’entreprise a été fondée il y a presque 140 ans et nous sommes le seul meunier suisse doté d’une structure aussi délocalisée active dans toute la Suisse. Cela nous offre l’avantage de disposer de circuits plus courts, contrairement à nos concurrents. Nous possédons aussi, avec Steiner Mühle dans l’Emmental, le seul moulin suisse 100 % bio. En Valais, le moulin de Naters sera bientôt remplacé par celui de Riddes: il est équipé pour moudre le seigle AOP Valais ainsi que d’autres spécialités. Et à Stein am Rhein (SH), Bonvita fabrique de la panure pour l’industrie alimentaire.

«Nous sommes le seul meunier suisse doté d’une structure aussi délocalisée.»

Nous avons réalisé 148 millions de chiffre d’affaires en 2023 avec une grande diversification de clients (1400). On est numéro un en Suisse chez les artisans boulangers, avec aussi une présence importante dans l’industrie et le retail. Nous sommes 179 personnes en équivalent plein temps (env. 205 personnes). L’année passée, nous avons transformé plus de 126 000 tonnes de céréales, dont 88 % de céréales suisses. On importe de temps en temps certaines céréales, surtout pour des raisons de disponibilité et de variations qualitatives. Il faut par exemple importer des céréales bio d’Allemagne parce que la Suisse n’en produit pas assez.

Dans quel sens développez-vous vos activités?

Notre vision a changé il y a trois ans. Nous voulions passer de la vision d’un moulin traditionnel à une conception plus large basée sur les produits d’origine végétale. Entretemps, nous avons développé plusieurs services pour nos clients et notre objectif reste de rendre la vie plus saine, plus simple et plus durable. La durabilité est au cœur de notre préoccupation, car en travaillant avec des produits provenant de nos sols suisses, nous nous devons d’être exemplaires.

Participez-vous Ă  des travaux de recherche?

Oui, nous sommes très actifs dans plusieurs domaines comme par exemple un projet pour la sélection végétale 2050 de la Confédération avec des cultures mixtes. Face au changement climatique, il est essentiel d’améliorer la stabilité du rendement et de la qualité dans la production de céréales panifiables. Parallèlement, les agriculteurs doivent réduire l’utilisation d’intrants tels que les pesticides ou les engrais minéraux. Dans ce contexte, les mélanges de variétés ont un grand potentiel et nous devons mieux les comprendre.

Dans les discussions qui se déroulent à Berne, quels dossiers suivez-vous avec attention?

Parmi les thèmes dominants figurent d’abord le sujet des prix ainsi que des protections douanières, sujets très chauds en ce moment dans une agriculture en ébullition. Ces thèmes sont complexes.

Nous subissons depuis plusieurs mois des attaques d’une association qui s’appelle Faire Märkte Schweiz (Marchés équitables Suisse, basée à Zurich, ndlr) et qui s’en prend aux grands moulins. En cause, les subventions à l’exportation: jusqu’en 2019, la «loi chocolatière» soutenait en direct les subventions de produits fabriqués en Suisse et exportés.

Depuis les accords de Nairobi (décembre 2015), le subventionnement direct est devenu impossible et le système étatique a été remplacé par un système semi-privé. Pour dire les choses simplement, à la place d’une subvention directe, les paysans touchent une subvention à l’hectare et reversent un montant à l’association des producteurs de céréales (FSPC). Cette dernière reverse ensuite un montant aux exportateurs en fonction des volumes exportés.

On nous a attaqués en nous accusant de toucher ces montants, ce qui est faux. Au contraire, nous nous sommes engagés par ces accords à soutenir à hauteur de 10 % du prix les exportations suisses. Ces attaques sont de la propagande soi-disant en faveur d’un meilleur prix versé aux agriculteurs. Malheureusement, ces gens sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Car sans exportations, il n’y a tout simplement plus de subventions et donc moins de production agricole suisse.

Quid de la politique agricole?

Nous suivons de très près à la Fédération des meuniers suisses (FMS) la discussion sur la réduction des intrants, la biodiversité, tous ces thèmes ont un impact qualitatif ou quantitatif sur nos produits. Parmi les thèmes névralgiques de la FMS figure la surcapacité dont nous souffrons dans la branche. L’année passée, Nestlé a annoncé en octobre la délocalisation d’une partie de sa production. Par conséquent, les volumes de céréales qui étaient livrés à l’usine de Wangen bei Olten (SO) seront perdus, en tout cas à court terme.

Dans le même ordre d’idée, je note le débat sur le changement de régime douanier pour la farine technique. Hansjörg Knecht, ancien conseiller aux États, avait proposé de garder la solution mise en place jusqu’à aujourd’hui et de ne pas changer ce régime pour supporter la production de farine technique, produite par les meuniers et livrée à diverses entreprises en Suisse.

Ces entreprises avaient profité d’un mécanisme indirect de subventionnement pour rester compétitif sur le marché suisse. Malheureusement, cette motion n’a pas été validée par le National alors qu’elle avait été acceptée aux États. Nous sommes actuellement dans l’expectative.

«Il y a un très gros bémol sur le prix des produits semi-fabriqués importés.»

Comment voyez-vous la suite?

Si ces entreprises ne sont plus compétitives avec nos farines, nous risquons de perdre ces volumes. En tout avec Nestlé, on parle de perdre environ 15 % du volume de mouture. Cela a un impact sur toute la chaîne et je pense que les gens ne l’ont pas encore compris, c’est aussi un sujet des plus complexes.

Pour revenir sur le thème du soutien à l’exportation, le risque est là aussi lié à une perte de volume pour la filière et donc encore une fois à des capacités de production trop conséquentes. Ces problèmes de surcapacité rendent la guerre des prix encore plus dure. Et donc la pression sur nos marges est plus qu’élevée.

Dans quel état se trouve la boulangerie suisse?

C’est là aussi un thème qui nous préoccupe beaucoup. L’Association suisse des patrons boulangers-confiseurs (BCS) a perdu 27 % de ses membres en dix ans. C’est énorme. En étant leader sur ce segment de marché, cela nous impacte et nous touche beaucoup. D’où l’idée d’essayer de développer des solutions pour les boulangers, pour les aider à mieux se démarquer de la grande distribution et arriver à bien vivre et à faire perdurer ce métier.

Nous soutenons par exemple les boulangers avec un projet lancé il y a deux ans pour produire du levain avec une machine que nous mettons à disposition dans le cadre d’un leasing. On s’est rendu compte que la plupart des boulangers s’intéressaient au levain, mais que personne n’avait le temps de développer les recettes. Nous avons sélectionné la meilleure machine pour faire ce levain et en avons acquis l’exclusivité en Suisse. Nous proposons trois dimensions de machines en fonction de la taille de la boulangerie. Nos maîtres boulangers accompagnent le client chez lui afin qu’il puisse être opérationnel en trois jours. C’est une solution simple permettant d’améliorer la qualité des pains de façon significative.

L’inflation, quel est votre point de vue sur ce thème?

On a eu de la chance, je dirais, car comme nous bénéficions d’une protection à la douane et que le prix de la matière première importée est corrigé, nous avons eu beaucoup moins d’inflation qu’en France ou en Allemagne. On était quasiment à zéro du point de vue des taxes douanières, car le prix des céréales est monté en raison de la situation en Ukraine. Puis il y a quelques mois, il est redescendu à un niveau d’avant la crise. Et actuellement, nous connaissons à nouveau une flambée des prix des céréales au niveau mondial. Mais cette situation finalement nous impacte peu, car 90 % de nos céréales sont produites en Suisse.

«L’idée est d’essayer de développer des solutions AIDE LES BOULANGERS à mieux se démarquer de la grande distribution.»

Vous parliez d’un concurrent que tout le monde semble ignorer?

Il y a un très gros bémol sur le prix des produits semi-fabriqués importés, comme les croissants congelés qui, comme tous les produits de boulangerie importés, ne sont pas taxés. Or, en dix ans, ces importations ont augmenté de 50 %. Donc aujourd’hui, quand on me demande qui est notre concurrent le plus important, je ne parle plus d’autres moulins, mais des importations. C’est ce qui nous fait le plus de mal.

Interview: François Othenin-Girard

(Suite dans une prochaine édition)

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