L’usam salue le renforcement de la formation professionnelle supérieure
«Notre statut – celui d’une love-brand»
CAROLE HUBSCHER – Représentante de la quatrième génération à la tête de Caran d’Ache depuis douze ans, la présidente du conseil d’administration de cette entreprise familiale nous parle des difficultés liées à la production en Suisse, du projet de construction d’une nouvelle usine à Genève, des métiers d’art et de la dimension émotionnelle de ses produits.
JAM: Est-ce devenu plus difficile de produire en Suisse?
Carole Hubscher: Si les enjeux liés à la production de tous nos produits en Suisse se sont encore renforcés depuis la pandémie, les coûts n’ont jamais été négligeables. La concurrence européenne peut toujours compter sur des coûts salariaux moins élevés. De plus, nous devons faire face à la force du franc, comme nous l’avons vécu une nouvelle fois au cours des derniers mois. En bref, les défis pour exporter ont augmenté, alors nous devons nous montrer flexibles pour y faire face. Sachant qu’à l’international, nous devons également compter avec les coûts liés à nos intermédiaires.
Toblerone, autre marque emblématique, a annoncé sa délocalisation. Avez-vous parfois songé à franchir ce pas?
Franchement, non. Tout ce que nous réalisons est produit à Genève depuis 1915. Nous avons toujours tenu à garder le Swiss Made et à rester positionnés dans le haut de gamme, c’est notre USP. Produire en Suisse fait partie du projet de départ: une marque lancée par trois entrepreneurs genevois qui ont voulu tenir la dragée haute aux fabricants allemands dominant le marché des crayons du début du vingtième siècle.
Ces entrepreneurs se sont lancés dans l’aventure en rachetant une ancienne usine de bougies et de savons. Pour répondre à votre question, en lien avec ce qui est arrivé récemment à Toblerone, je constate que tous nos concurrents produisant en Europe ont, presque sans exception, délocalisé toute ou partie de leur production. De notre côté, nous avons confiance en la Suisse et sa stabilité politique. Nous tenons à notre marché de niche et poursuivons notre trajectoire dans le haut de gamme. Ce qui le montre, c’est aussi le projet que nous avons développé durant toutes ces années et qui n’est de loin pas terminé: nous allons construire une nouvelle usine à Genève.
«Nous avons confiance en la Suisse et sa stabilité politique. Nous allons construire une nouvelle usine à Genève.»
Pour quand l’inauguration de cette nouvelle usine est-elle prévue? Pourriez-vous nous en dire un peu plus?
Ce projet a été lancé il y a douze ans quand j’ai repris la présidence des mains de mon père. Notre usine actuelle sise à Thônex date d’il y a cinquante ans: elle n’est plus dans sa première jeunesse et depuis, les exigences énergétiques ont bien évolué. Enfin, sa situation nous oblige à traverser la ville de Genève, ce qui est compliqué.
Nous avons bien réfléchi et sommes arrivés à la conclusion que les travaux de rénovation coûteraient trop cher et qu’il valait mieux dénicher un nouveau terrain mieux situé. Et il fallait que ce terrain se situe à Genève pour ne pas perdre nos collaborateurs. Ce sera à Bernex, soit à quinze minute de notre site actuel. Cette usine sera le «state of the art» au plan environnemental et permettra de soutenir notre croissance, la logistique et notre efficience.
Produire des crayons, est-ce vraiment une mine de complexité?
Un défi permanent! On n’imagine pas le savoir-faire nécessaire pour réaliser un crayon – un produit qui peut sembler tellement anodin. Pour un crayon en graphite, il faut compter cinquante étapes différentes et beaucoup d’artisanat. Nous comparons souvent la fabrication des mines avec le domaine de la cuisine, car tous deux requièrent un grand savoir-faire, beaucoup de précision et des processus précis, mis au point depuis très longtemps. Dans nos ateliers, nos 300 collaborateurs maîtrisent 90 métiers.
Pour rappel, nous avons 3400 références, nous fabriquons différentes gammes de crayons, des pastels, de la gouache, plusieurs séries de Neocolor, des Fibralo ou feutres aquarellables. Sans oublier une grande variété de stylos à plumes, roller et de stylos à bille.
«Les métiers relatifs à la préparation des couleurs ne s’acquièrent qu’à la longue et ne s’apprennent souvent que chez nous.»
Dans vos équipes, vous disposez de collaborateurs spécialisés entre autres dans le guillochage et la laque de chine. Quel est votre rapport aux métiers d’art?
Nous nous efforçons de les faire vivre. Par exemple, nous avons travaillé cette année avec une personne spécialisée dans la marqueterie de paille pour un stylo plume baptisé Dragon. Il s’agit d’une édition très limitée. Les métiers relatifs à la préparation des couleurs ne s’acquièrent qu’à la longue et ne s’apprennent souvent que chez nous. Le nombre d’entreprises de notre secteur est limité. Il y a plus de marques d’horlogerie à Genève que de fabricants de crayons dans toute l’Europe.
Par conséquent, la vie de vos responsables RH doit être compliquée?
Trouver de la main-d’œuvre qualifiée en effet, maintenant comme avant, reste un enjeu important pour nous. De nombreux collaborateurs baby-boomers nous accompagnent depuis des décennies et certains jubilaires ont célébré quarante ans de maison. C’est toute une génération qui, bientôt, va se retirer. Les nouvelles générations seront-elles aussi fidèles à un employeur? La question se pose. Ces évolutions nous incitent à nous préparer à accueillir de nouveaux collaborateurs dont les attentes sur la flexibilité des horaires, l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, vont probablement différer des anciennes générations.
On se souvient du boom des loisirs créatifs durant la pandémie. Ce trend s’est-il confirmé depuis?
Avant la pandémie déjà , nous avions commencé à faire circuler des vidéos de notre cru. Notre but était de montrer comment utiliser nos produits. Puis, nous avons lancé les Creative Class, des cours de dessin et de peinture en ligne. Nous faisons appel à des artistes et des professionnels qui montrent comment progresser dans différentes techniques. Toute cette activité se développe fortement, elle est liée à la vague du bien-être. Finalement, ce n’est pas très différent d’une séance de yoga, jouer avec des couleurs permet de s’échapper. Et surtout, de faire appel à sa créativité.
Comment travaillez-vous avec les influenceuses qui, souvent, inondent les réseaux de vidéos montrant de longs coloriages d’albums ou qui postent une foultitude d’idées créatives?
Nous faisons plutôt appel à des artistes ou des personnalités créatives. Certaines prennent contact directement avec nous. Cette année, par exemple, nous avons développé une collaboration avec Oliver Jeffers, un illustrateur et écrivain britannique originaire d’Irlande du Nord, spécialisé dans les bandes dessinées pour enfant. Nous avons pu réaliser une collection spéciale sous la forme d’un set créatif Luminance. Notre département R&D fait souvent appel à cette communauté d’artistes. Ils expriment leur ressenti, leurs idées, qu’il s’agisse de l’onctuosité des mines, de la palette des couleurs.
Comment abordez-vous le trend de la personnalisation?
Nous avons lancé «Caran d’Ache + Me», une personnalisation de notre stylo-bille iconique. Un peu comme les sites sur lesquels on peut configurer son futur véhicule, chacun peut créer son stylo customisé en ligne. Le succès est assez phénoménal.
Le bois suisse, avez-vous fait vos gammes dessus?
Nous avions un projet Innosuisse sur ce sujet il y a quelques années. Nous avons fait certaines expériences. Au final, il faut dire que le cèdre de Californie et de l’Oregon est difficilement remplaçable. C’est comme un bon vin, tout est lié à une multiplicité de facteurs complexes. Nous avons testé différentes variétés de bois suisse: ils se sont révélés plus durs, plus difficiles à travailler.
«Finalement, ce n’est pas très différent d’une séance de yoga, jouer avec des couleurs permet de s’échapper.»
Ils mettent nos machines à l’épreuve et nos outils se cassent. Cela donne des taux de déchets élevés et des prix bien plus élevés. Rien de comparable avec nos crayons haut de gamme qui sont tendres lors du coloriage et se laissent facilement tailler. Surtout, ils sont certifiés FSC et c’est ce que souhaite notre clientèle.
Un message à transmettre à Berne et à la politique fédérale?
Oui. Notre défense du Swiss Made devrait passer au premier plan. Beaucoup nous l’envient et la Suisse est un pays doté d’une très grande attractivité. C’est aussi tout ce qui est connoté par ce label qui nous permet de nous différencier de nos concurrents. Lors de mes déplacements, je vois dans les gares ou ailleurs ces magasins de souvenirs qui regorgent de stylos présentés comme des produits suisses et qui sont hélas fabriqués en Asie. Qu’on laisse ces gens apposer nos emblèmes sur de tels produits me fait beaucoup de peine. Mon message est donc le suivant: ne devrait-on pas mieux défendre nos emblèmes et notre label Swiss Made de manière plus active?
«Nous avons testé des bois suisses. Mais ils mettent nos machines à l’épreuve et nos outils se cassent.»
Votre activité vous offre-t-elle encore l’occasion d’innover?
Nous valorisons énormément l’innovation. Les producteurs et importateurs de matières premières, de pigments, de charges minérales ou de liants changent tout le temps leurs recettes. De notre côté, nous devons trouver le moyen de garantir la permanence de nos couleurs, par exemple que ce rouge écarlate n°70 soit le même qu’il y a cinquante ans. Pour cela, nous devons redoubler nos efforts et continuer à apprendre, à adapter nos recettes et nos processus de fabrication. En plus, les couleurs doivent résister à la lumière. Durant la pandémie, notre département R&D s’est lancé dans une vaste opération de reformulation de toutes les recettes liées aux différentes couleurs.
Un projet innovateur concerne l’intelligence artificielle. Cette dernière devrait jouer un rôle important dans la détection des non-conformités, afin d’appuyer le travail de nos «visiteuses» qui savent reconnaître d’un coup d’œil les défauts. Mais dans tous les cas, surtout pour les crayons veinés, rien ne remplacera jamais l’œil humain pour ces étapes cruciales de notre système de qualité.
Comment travaillez-vous la dimension émotionnelle du produit?
Nous avons désormais un statut de «love-brand»: nous avons des émotions liées aux premiers dessins offerts à nos parents, les premiers jours à l’école, cette odeur de rentrée scolaire. Dans les salons, nos produits attirent l’attention et les gens nous racontent spontanément leurs souvenirs d’enfance. J’ai eu un coup de cœur pour cette dame qui est entrée dans notre boutique du centre-ville à Genève en tenant en main la boîte qu’elle avait reçue étant enfant et qui souhaitait remplacer certains crayons et remettre de l’ordre dans la boîte.
Quel est votre crayon préféré?
Le Luminance est la Rolls Royce du crayon, il offre une telle luminosité, une souplesse et de la tendresse. Le Museum permet quant à lui d’aquareller sans laisser la moindre trace de crayon.
Parlez-nous de votre trajectoire?
Née à Genève en 1967, je représente la quatrième génération de notre entreprise familiale. J’ai débuté chez Caran d’Ache en 2008 et repris la présidence en 2012. Avant cela, j’ai commencé par étudier à l’École hôtelière de Genève (EHG), puis je suis partie travailler aux États-Unis dans la distribution pour Caran d’Ache. Au fond, c’est là -bas que je suis tombée dans la marmite familiale. Ensuite, j’avais envie de faire des découvertes et d’apprendre. Mon métier m’a aussi emmenée à Bienne chez Swatch Group. J’ai développé le marketing pour la marque Calvin Klein. Dans la foulée, j’ai fondé avec deux amis une entreprise de branding et d’architecture de marque. En 1997, je suis retournée aux États-Unis étudier à la Harvard Business School pour un PMD. C’était intense, je ne le regrette pas. Aujourd’hui, je suis active dans divers conseils d’administration comme Cendres+Métaux SA et la Fondation pour l’attractivité de Genève.
Un rĂŞve?
Que Caran d’Ache devienne la référence internationale, le top du top. Nous sommes positionnés dans une niche liée aux beaux-arts et à la belle écriture et nous devons le rester. J’ai aussi à cœur de réussir notre déménagement afin de disposer d’une manufacture pour les prochaines générations. Et m’impliquer pour préparer la nouvelle génération. Ils sont six et sont encore bien jeunes, mais nous les sensibilisons régulièrement à ce que nous faisons. J’espère que l’un ou l’une d’entre eux sera un jour en capacité d’écrire un nouveau chapitre de notre belle histoire.
«Un projet innovateur concerne l’intelligence artificielle. Cette dernière devrait jouer un rôle important dans la détection des non-conformités.»
Une dernière question : à quoi sert la Fondation pour l’attractivité de Genève et quel rôle y jouez-vous?
La Fondation œuvre pour Genève, son territoire et ses habitants. Elle contribue à la qualité de la ville et à sa prospérité économique, de façon inclusive et innovante. Elle a été créée par des entrepreneurs profondément attachés à leur territoire et nous nous engageons à défendre notre canton à l’heure où la compétition intercantonale et internationale s’accentue. Notre mission est d’informer et sensibiliser la population sur les enjeux auxquels Genève fait face.
Interview: François Othenin-Girard
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