Publié le: 24 janvier 2025

Rockstar d’une boucherie visionnaire

Portrait – La boucherie de Prez-vers-Noréaz (FR) a fêté l’année dernière son cinquantième anniversaire. À sa tête, Bernard Limat, maître artisan boucher-charcutier auréolé de nombreuses victoires à l’international. Quand il présente dix produits à l’IFFA de Francfort, il reçoit dix médailles, dont neuf d’or et deux pour des apprentis auxquels il transmet sa passion.

Cela ne se sent pas d’emblée quand on parle avec lui, mais Bernard Limat est une vraie célébrité dans le monde de la boucherie suisse et européenne. Boucher suisse de l’année en 2022, il est cette année-là encensé par l’Union professionnelle suisse de la viande (UPSV): «Bernard Limat est un battant, non seulement au service d’une qualité sans compromis de ses produits, mais aussi dans son engagement en faveur de la formation et de la réussite de la relève, qui déterminera l’avenir de notre profession», déclarait alors le président de cette association, Ivo Bischofberger. «Les innombrables distinctions obtenues pour ses produits, nationales et internationales, et son engagement en tant que maître d’apprentissage témoignent de la passion avec laquelle il s’engage jour après jour pour notre artisanat.»

Avec à la clé un sens aigu de ses responsabilités face à des métiers de bouche qui semblent aujourd’hui bien menacés. Et le recul nécessaire pour mieux voir ce qui pourrait se produire si personne ne réagissait: standardisation des approches, «mindset» industriel, pertes de compétences transversales, cloisonnement des filières. Pour aboutir à des vendeurs qui ne savent plus désosser un gigot.

Toute la famille active dans les métiers de bouche

«Je suis quasiment né dans la boucherie fondée par mon père Louis en 1974», se souvient-il. «J’y venais avec ma mère dès l’âge de neuf ou dix ans pour donner un coup de main et c’est comme ça, petit à petit, que je suis entré dans le métier. Mon grand-père Hubert était agriculteur et, comme souvent dans nos familles, c’était l’aîné qui avait repris l’exploitation. Mon père a donc opté pour la boucherie et il a terminé son apprentissage en 1964. Il s’est formé de 1961 à 1964 à la Boucherie Aebischer de Morat. Un jour, il est tombé sur cette boucherie à remettre à Fribourg en 1973. Finalement, il a transféré ses activités à Prez-vers-Noréaz (FR) six ans plus tard. Pour ma part, j’ai fait mon apprentissage dans la PME familiale entre 1984 et 1987.»

Louis a désormais 80 ans et s’occupe encore de menus travaux comme des livraisons, explique son fils. Il met aussi la main à la pâte lors des journées de fin d’année bien remplies. Toute la famille de Bernard s’active dans les métiers de bouche: Corinne, son épouse, l’épaule pour la vente et toute l’administration de la boucherie, tandis que son frère est devenu cuisinier et sa sœur Patricia gère avec son mari la laiterie de Neyruz située à environ cinq kilomètres.

Francfort, c’est au mois de mai

Si la boucherie a célébré son cinquantième anniversaire l’année dernière, c’est déjà du passé. Cette année, Bernard Limat se prépare pour le concours de l’IFFA, à Francfort. Une fois de plus. C’est l’équivalent maousse du mondial de la boucherie, tous les trois ans en principe (sauf en cas de pandémie). «Y participer me permet de voir si nos produits tiennent la route.» Face à des experts autrichiens ou allemands, en concurrence avec des préparations du monde entier, la préférence nationale ou le chauvinisme ne comptent plus. «Je choisis huit à dix produits, dont deux qui sont préparés par un, voire deux de nos apprentis, je les amène moi-même sur place, et j’en profite pour faire un tour.»

Il adore ces concours. Lors de sa première participation en 2016, huit produits rapportent huit médailles d’or. Trois ans plus tard, juste avant la pandémie, le résultat est bluffant: dix produits présentés, dix médailles remportées, dont neuf médailles d’or et une d’argent. Avec deux apprentis primés – Pierre Jaquier et Damien Galley, le premier pour une «terrine de l’apprenti» et le second pour une «saucisse de l’apprenti».

Il a toujours cartonné, c’est partie intégrante de sa légende. Suit donc une liste de hauts faits qui commence par le grade de Premier apprenti du canton de Fribourg. Il ne s’en tient pas là. Qualifié sur cette base à Spiez pour le concours international où les meilleurs apprentis du pays sont envoyés, il finira par représenter la Suisse au Danemark. «Les trois meilleurs apprentis étaient sélectionnés sur la base de travaux de désossage, de parage fin, d’articles prêts pour la poêle – et en fonction de leur innovation, de leur créativité, de leur exactitude.» En 1988, il participe donc à ce concours danois du meilleur jeune apprenti, sous la houlette du coach Führer et de Bruno Kamm, futur président de l’UPSV.

Découvertes à Saint-Gall

Un boucher d’outre-Sarine visionnaire lui propose un job à Flawil (SG). «J’ai travaillé à la boucherie Enz Ernst, maître boucher à Saint-Gall et expert aux examens de maîtrise. Pour apprendre l’allemand et parfaire mes connaissances dans la fabrication de saucisses, de charcuteries et de spécialités. Le patron était très strict, mais j’ai appris nombre de recettes suisses alémaniques et vécu une expérience très enrichissante.»

En 1989, Bernard Limat revient dans l’entreprise familiale. Stimulé par son expérience chez Enz, il vise désormais la maîtrise fédérale (1995). Quelques années plus tard, son père a l’intelligence de se retirer pour lui laisser le champ libre, comme il le lui avait promis dès que Bernard se sentirait prêt. Une reprise entérinée en 2000.

En parallèle, impliqué dans la vie associative des bouchers, Bernard s’engage pour la formation dès 1998: nommé au sein de la commission d’apprentissage du Canton de Fribourg, il est mandaté comme chef expert aux examens de fin d’apprentissage. Son palmarès s’étoffe la même année. «J’ai obtenu mes trois premières médailles d’or à la Mefa de Zurich et au Concours suisse de l’UPSV pour la boucherie Limat Bernard.» Sous la raison sociale de Louis, Bernard avait déjà remporté une dizaine de médailles dans les années 1990.

Nominé par son apprentie

En 2004, autre signe de son enthousiasme pour l’apprentissage et la voie duale, la team Limat devient «entreprise formatrice de l’année» pour la boucherie-charcuterie. Autre reconnaissance, et non des moindres – zurichoise, celle-ci. Bernard est nommé Porteur d’avenir («Zukunftsträger»), un concours organisé par les faîtières des métiers de bouche, dont GastroSuisse. L’originalité: les apprentis proposent eux-mêmes de nominer leur patron pour le titre de meilleur maître d’apprentissage. Gwenaëlle Bourqui, l’une des apprenties de Bernard Limat, recommande ce dernier. Suit une longue procédure, un interminable questionnaire, une enquête des plus serrées menée par des «mystery men», sans oublier un film tourné à Prez-vers-Noréaz. Et le voilà devenu la star romande de cette soirée très branchée qui se déroule dans une boîte de nuit toute tendue de noir à Zurich. Les Suisses alémaniques sont enthousiastes et son nom circule outre-Sarine.

Boucher suisse de l’année (2022)

Comment passer sous silence certains exploits incroyables? La médaille d’or au très hexagonal Concours international du boudin noir à Mortagne-au-Perche, dans l’Orne. Le jour où, tout étonné, il découvre une lettre lui annonçant qu’il a été nommé Boucher-charcutier suisse de l’année (2022). Forcément, ça laisse des traces dans toute la branche.

On ne sait plus au juste combien de fois il a œuvré comme expert au brevet fédéral de boucher-charcutier. Le décompte de 2018 indiquait huit participations. L’apprentissage reste son grand combat. Et la promotion de la relève une cause qui mérite que l’on s’engage sans modération.

En toile de fond, les boucheries ferment les unes après les autres dans tout le pays. À un rythme effrayant de cinquante par année, une par semaine. «En 2000, le pays comptait entre 1400 et 1500 boucheries», calcule Bernard Limat. «Un quart de siècle plus tard, on en trouve moins de 950.»

Le visage de la boucherie

À Fribourg, où les métiers de bouche ont toujours eu la cote, où les spécialités sont encore valorisées par la restauration et lors des grands rendez-vous du calendrier festif et de la célébration des produits du terroir, on pourrait s’attendre à ce que la boucherie affiche un visage plus serein. Il faut déchanter.

«Les bouchers de ma génération, qui ont la cinquantaine, dans le canton de Fribourg auront beaucoup de peine à remettre leur commerce. Je pense qu’il y aura de la casse au cours des quinze prochaines années. Sans avoir d’enfants dans la profession, le boucher qui doit remettre a moins de 1% de chances de trouver une solution extérieure à la famille. Le repreneur doit avoir des fonds propres suffisants, les machines représentent à elles seules une petite fortune, sans parler du bâtiment. Il faut avoir les reins solides.»

Apprentis: un vrai casse-tĂŞte

Dans la foulée, la chasse aux apprentis tourne à la quête du Graal. Comment les dénicher? On tourne et retourne cette question dans tous les sens depuis plusieurs décennies. Actuellement, le boucher fribourgeois n’en a qu’un.

«Notre problème est immense et nous nous battons pour trouver des solutions», soupire Bernard Limat. «Nous avons déjà essayé tellement de choses, nous ne savons plus quoi faire. En France, les pâtissiers, les cuisiniers disposent d’émissions de télévision, de concours, de téléréalité en tout genre. Ici, nous n’avons pas grand-chose pour les bouchers. Alors oui, nous allons dans les salons des métiers, nous présenter dans les écoles. Mais à un certain moment, il faut reconnaître que cela intéresse peu, voire pas du tout. Mais il faut quand même aller de l’avant et réfléchir à des choses possibles.»

Stopper cette hémorragie

Des questions, il s’en pose, comme tous les professionnels responsables et conscients des dangers posés par l’absence de relève. «Est-ce les horaires? La première question qu’ils posent, c’est de savoir quand ils ont congé. L’idée de travailler le samedi ne passe plus. Des entreprises comme Micarna affrontent le même problème. Est-ce les salaires? Les apprentis sont assez bien payés avec 4500 ou 4600 francs en sortie d’apprentissage. Après cinq à dix ans, on peut espérer atteindre 5400 francs, mais ça s’arrête là. Celui qui se sent fort et motivé doit se faire patron.»

L’hémorragie du nombre de candidats à l’apprentissage frappe d’abord la Suisse romande durant la première décennie de ce millénaire. Puis, dès 2010, la Suisse alémanique. Fribourg maintient un effectif d’une cinquantaine d’apprentis sur les trois années. En Valais, dans le Jura, les classes sont réduites par rapport aux grandes années. Les apprentis genevois se rendent dans le canton de Vaud pour suivre les cours.

Choisir des gens passionnés

Comment choisir ses apprentis? Bernard Limat en a jusqu’à trois, un par année de formation. «Les notes à l’école sont moins importantes que d’autres aspects. Je suis sensible à la question des absences. Pour le reste, on voit assez vite si ça va passer. Les élèves qui ont les exigences de base ne sont pas disqualifiés par rapport à ceux qui sont au collège ou en section prégymnasiale.

«Gwenaëlle n’était pas forte à l’école, et encore moins en calcul», raconte le boucher fribourgeois. «Cela dit, elle a vite compris qu’elle pouvait se faire réexpliquer les choses ou nous poser des questions. Et que pour faire un bon cervelas, il faut savoir ce qu’on y met, étudier les plats historiques, les races de bétail. Le principal, c’est d’être passionné par ce qu’on fait. L’entretien avec les parents est important. Tout le monde doit comprendre les directives, les ordres.»

Romands et Alémaniques: un problème d’exigences

Il y a un autre problème, de taille, pour Bernard Limat. Le fait que les exigences baissent progressivement. C’est aussi un point qui différencie les Romands des Alémaniques. «Tous les cinq ans, c’est la même chose, on révise les compétences et à chaque fois, on les revoit à la baisse», explique-t-il. «Je comprends qu’on ait d’abord en gros séparé un type A, une formation aux abattoirs, d’un type B, traitement et vente des produits carnés. Il fallait ouvrir la porte aux femmes qui n’avaient pas envie de travailler dans un abattoir.»

En revanche, dès 2010, on a scindé la formation en trois filières différentes. Ce qui comprend le type production (abattage, découpage, désossage et un peu de fabrication) et le type transformation (désossage, parage, fabrication, salaison et articles prêts à cuire).

Les risques pour ces métiers

Quant au type commercialisation, il comprend les préparations d’articles prêts à cuire et prêts à la poêle, d’articles en croûte, de la vente et des conseils à la clientèle, des plats cuisinés traiteur, la liste n’est pas exhaustive! «Le risque est sérieux de se retrouver avec des professionnels qui n’osent plus désosser un gigot d’agneau parce qu’étant formés à la vente, ils n’ont ni la formation, ni le matériel, tablier et gants métalliques, pour un simple désossage», explique Bernard Limat. «Il s’agit pourtant d’un travail simple que tout boucher devrait pouvoir réaliser.»

La séparation dans des filières différentes des personnes chargées de la transformation de celles qui s’occupent de vente aboutit à une perte de maîtrise sur l’ensemble de la chaîne. «On est en train d’abaisser le caractère complet de nos métiers et, du côté de la vente, on aboutira à des profils de personnes standardisées sans aucune créativité et qui vendront des produits standardisés produits ailleurs. Être boucher, ce n’est pas cela!»

Face aux consommateurs

Le débat porte sur les habitudes de consommation. Ouvert à la discussion sur le véganisme, il n’a qu’un regret, le fait d’avoir laissé les mets végans utiliser les noms de plats carnés – selon lui une erreur de communication de la branche. «Ce train est passé», sourit-il. Mais le vrai défi concerne les attentes de qualité qui doivent être relevées le plus rapidement possible.

«Nous avons face à nous une clientèle qui mange moins de viande, souvent une ou deux fois par semaine, et qui réserve les mets carnés aux jours de fête et lorsqu’il faut assurer le coup face aux amis et à la famille. En d’autres termes, une clientèle qui est prête à mettre le prix et qui tient mordicus à une excellente qualité. L’évolution de cette clientèle est un facteur auquel je pense beaucoup. C’est le fer de lance de mon côté innovatif. C’est ce qui me permet d’aller de l’avant, c’est ce que je défends.»

François Othenin-Girard

www.boucherie-limat.ch

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