Journal des arts et métiers: Dans quel état se trouvait le secteur suisse de la construction en ce début d’année 2025?
Gian-Luca Lardi: Avec 23,4 milliards de francs, le chiffre d’affaires des entrepreneurs était en 2024 à peu près au même niveau que l’an précédent. Les nouvelles commandes se sont élevées à 22,7 milliards de francs. Pour la deuxième année consécutive, les nouvelles commandes ont donc été inférieures à l’activité de construction. Le premier trimestre 2025 devrait connaître un démarrage lent, mais par la suite, la plupart des secteurs prendront de l’ampleur, selon nos prévisions basées sur l’indice de la construction. Au total, le chiffre d’affaires devrait augmenter de 0,2% en 2025 pour atteindre 23,5 milliards de francs, ce qui correspond à une consolidation du secteur à un bon niveau général.
«Au lieu de corriger les mauvaises incitations existantes, la politique mise sur un renforcement de la règlementation.»
La construction de logements devrait enfin croître à partir du second semestre. C’est ce qu’indiquent les demandes de permis de construire. Mais il faudra encore attendre un à deux ans avant que la baisse des taux d’intérêt ne produise pleinement ses effets sur le marché de la construction.
L’un de vos principaux soucis concerne la construction de logements. Selon la SSE, la Suisse «passe à toute vitesse d’une situation de pénurie de logements à une situation de crise du logement». À quoi attribuez-vous cet état de fait alarmant?
En 2025, 42’000 nouveaux logements seront probablement construits, ce qui est bien trop peu par rapport aux besoins annuels de 50’000 logements supplémentaires calculés par l’Office fédéral du logement (OFL). Cette évolution a pour conséquence que le taux de vacance, qui est actuellement de 1,08%, continuera de baisser et passera peut-être bientôt sous la barre des 1% en moyenne nationale.
La pénurie de logements s’aggravera et pourrait bientôt conduire, dans toute la Suisse, à une véritable crise, similaire à celle que connaissent les grandes villes depuis des années. C’est un signal d’alarme clair. Mais au lieu de corriger les mauvaises incitations existantes, la politique mise sur un renforcement de la règlementation.
Pourquoi la construction de logements stagne-t-elle, alors que la situation de pénurie actuelle – notamment en raison de l’immigration – devrait conduire à la construction de nouveaux logements?
Du côté de la demande, l’immigration est bien sûr un facteur important, mais ce que l’on appelle la réduction des ménages joue aussi un rôle. De plus en plus de personnes vivent seules, ce qui augmente la demande de logements. Pour pouvoir mieux utiliser les espaces vides, il faut augmenter l’indice d’utilisation. En Suisse, celui-ci détermine le nombre maximal de constructions autorisées sur un terrain. Un indice d’utilisation plus élevé serait un élé-ment central pour une densification réussie. Voici un autre problème: 70% de tous les projets de nouvelles constructions en ville de Zurich sont actuellement bloqués par des oppositions. Là aussi, la SSE identifie un potentiel d’action. Certes, les oppositions justifiées devraient être possibles, mais depuis une décision fatale du Tribunal fédéral en 2011, une personne peut faire opposition même si elle n’est pas du tout concernée par un projet de construction. De tels opposants prétendent protéger l’intérêt général. En réalité, ils ne veulent protéger que leur propre vue sur le lac ou les montagnes. Dans les villes notamment, des intérêts particuliers bloquent ainsi les constructions de remplacement. Pourtant, une nouvelle construction de remplacement permet de loger 87% de personnes en plus que l’ancien bâtiment, et sans devoir imperméabiliser un seul mètre carré de sol supplémentaire.
«Les opposants ne veulent protéger que leur propre vue sur le lac ou les montagnes.»
Dans quelle mesure le manque actuel de logements est-il aussi une conséquence de la loi sur l’aménagement du territoire en vigueur, qui a été adoptée en 2013 malgré l’opposition de l’industrie du bâtiment?
Dans notre système fédéral, cette tâche herculéenne qu’est l’aménagement du territoire a mis une dizaine d’années avant de parvenir au niveau des communes. Des mesures intelligentes, comme une augmentation générale des coefficients d’utilisation du sol ou une réduction des distances à la limite, permettraient en fait de créer nettement plus de logements. Mais durant ces dix années, on n’a pas réussi à faire comprendre à la population ce que signifiait réellement la densification. Car il n’est pas nécessaire de construire des tours au milieu du village. Il s’agit plutôt de passer d’une Suisse à quatre étages à une Suisse à cinq ou six étages. Cela permettrait déjà de libérer un énorme potentiel.
«Il faut procéder à une pesée d’intérêts équilibrée entre la construction de logements et la protection des monuments.»
Quelles sont les conséquences des revendications de gauche telles que le plafonnement des loyers sur l’activité de construction de logements?
La gauche du Parlement doit recon-naître, sur la base des expériences réelles et manifestement contre-productives menées à Genève et à Bâle, que la surrèglementation entraîne une pénurie de logements. Nulle part en Suisse, on n’obtient moins de qualité de logement pour son argent qu’à Genève. En ville de Bâle, depuis l’introduction de la «loi sur la protection du logement» il y a un an et demi, les demandes de rénovation de logements ont chuté de 80%. Une dérèglementation libérerait des surfaces d’habitation régies par l’ancien droit et augmenterait ainsi l’offre, avec un effet modérateur sur les prix.
Vous attendez de la politique qu’elle remédie aux mauvaises incitations existantes par des réformes. Quelles réformes seraient nécessaires pour résoudre le problème de la stagnation de la construction de logements ou du moins pour l’atténuer?
La Société Suisse des Entrepreneurs demande des mesures urgentes pour accélérer la construction de logements. Il faut maintenant aller vite, grâce notamment aux trois mesures suivantes:
1. des procédures de planification et d’autorisation plus rapides. Les procédures doivent être simplifiées et accélérées. Les oppositions doivent être limitées aux intérêts individuels dignes de protection;
2. des bases d’aménagement du territoire adaptées: il faut des coefficients d’utilisation plus élevés et des distances aux limites réduites afin d’utiliser plus efficacement les surfaces disponibles;
3. une pesée d’intérêts équilibrée entre la construction de logements et la protection des monuments: l’application directe de l’ISOS doit être remise en question. Les intérêts de la construction de logements et de la protection des monuments doivent être pris en compte de manière équivalente.
La SSE exige donc une meilleure pesée des intérêts entre la construction de logements et la protection des monuments. Que demandez-vous exactement?
Les intérêts et la valeur de la protection des monuments sont importants et doivent être respectés. Les intérêts de la construction de logements, de la densification et des rénovations et constructions de remplacement respectueuses du climat ne devraient toutefois pas être reléguées au second plan. Ainsi, la SSE considère qu’une limitation du nombre d’objets dignes de protection est une mesure possible, par exemple en plaçant au maximum 10% des bâtiments suisses sur une liste de protection.
Pour renforcer la construction de logements, vous avez également besoin de main-d’œuvre qualifiée. Que fait le secteur pour assurer la relève et, de manière générale, trouver suffisamment de main-d’œuvre spécialisée?
Le secteur de la construction mise sur une nouvelle offre de formation initiale et de formation continue axée sur la pratique, ce qui se traduit déjà par une hausse du nombre d’apprentis. En 2024, 722 apprentis ont entamé la formation régulière de maçon/ne CFC. Cela représente une augmentation d’environ 10% par rapport aux deux années précédentes. En outre, 156 personnes ont entamé une formation de maçon dans le cadre d’un apprentissage raccourci ou d’une formation de rattrapage visant à obtenir un diplôme professionnel pour adultes.
Un effort important dans le domaine de la formation initiale et continue est nécessaire. En effet, une étude de la SSE tire la sonnette d’alarme: selon toutes les indications, il manquera 5600 spécialistes au secteur principal de la construction en 2040. Celui-ci réagit à cette situation avec le plan directeur «Formation professionnelle 2030» de la SSE.
«Il manquera 5600 spécialistes au secteur principal de la construction en 2040.»
En révisant en profondeur les formations initiale et continue, la SSE mise sur une formation moderne, une meilleure formation continue et une plus grande fidélité à la branche pour couvrir le besoin croissant en spécialistes bien formés. Après une évaluation intensive des besoins auprès de tous les acteurs importants de la branche, le travail se concrétise maintenant.
Alors que le nombre d’apprentis augmente, la proportion de femmes dans le secteur de la construction ne progresse que très peu. À quoi cela est-il dû?
C’est un fait qu’une partie des jeunes,
des parents et des enseignants ont des appréhensions vis-à -vis des métiers de l’artisanat. Le secteur principal de la construction n’est pas épargné. Les jeunes, et en particulier les filles, ont souvent une image incomplète de ce à quoi ressemble le travail quotidien d’une maçonne. Ce métier requiert des gestes et un travail intellectuel rodés.
Pour être maçon, il faut non seulement savoir mettre la main à la pâte, mais aussi lire les plans d’exécution et les mettre en œuvre avec un savoir-faire traditionnel et des machines ou des appareils ultramodernes. Le travail bien fait est rapidement récompensé: peu après le début de l’apprentissage, les apprentis motivés peuvent déjà travailler avec une grande responsabilité personnelle. La bonne rémunération est une source de motivation supplémentaire pour les maçon/nes et les constructeurs/trices de routes qui gagnent 6000 francs en moyenne en Suisse. De plus, les perspectives de carrière sont importantes, cela vaut aussi pour les femmes.
Selon vous, le secteur suisse de la construction verse les salaires minimums de l’artisanat les plus élevés d’Europe. Comment comptez-vous maintenir ce niveau à l’avenir?
L’enquête salariale 2025 de la SSE montre qu’en janvier 2025, les salaires du personnel assujetti à la CN avaient augmenté en moyenne d’environ 1,7%. Les entreprises ont donc augmenté les salaires de 0,3 point de plus que ce que les partenaires sociaux avaient négocié. L’accord de l’automne dernier portait sur 1,4%. Les entrepreneurs donnent ainsi un signal clair en faveur d’une culture d’entreprise juste qui reconnaît les bonnes prestations.
Lors des négociations salariales annuelles, les entrepreneurs mettent l’accent sur les augmentations de salaire individuelles basées sur les prestations des ouvriers et ouvrières du bâtiment. Face à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, la SSE veut protéger la marge de manœuvre des entreprises afin qu’elles puissent adapter individuellement les salaires de leurs collaborateurs et collaboratrices. Les salaires liés à la performance sont dans l’intérêt des professionnels, car ils sont en accord avec leurs perspectives de carrière et de développement.
Dans quelle mesure une numérisation accrue peut-elle contribuer à stimuler l’activité de construction en Suisse?
En 2025, construire de manière moderne signifie miser sur l’alliance de projet. Dans le cadre d’une telle alliance de projet, tous les plans, éléments de construction et étapes de processus sont discutés à temps par tous les participants. Chacun peut apporter sa contribution et signaler les erreurs éventuelles ou annoncer les modifications des plans nécessaires à l’exécution de son propre travail.
Si les alliances de projet fonctionnent également sans numérisation, cette dernière peut apporter un soutien supplémentaire. La numérisation sans alliance de projet est toutefois difficile à mettre en œuvre si l’on entend par numérisation le flux de données continu, lisible par machine et sans perte, pendant tout le cycle de vie de l’ouvrage. Cela signifie que le maître d’ouvrage, le planificateur et l’entrepreneur doivent travailler sur des plateformes com-munes qui répondent aux exigences mentionnées.
Le contrat d’alliance aide à trouver des solutions. Aujourd’hui, ce n’est souvent pas encore possible. En outre, l’introduction du BIM (Building Information Modeling, ndlr.) est régie par la devise «construire d’abord virtuellement, puis réellement». Cela exige que l’entrepreneur qui construit réellement soit déjà impliqué dans le processus de planification numérique. Le contrat d’alliance y veille aussi. Aujourd’hui, souvent, cette exigence ne fonctionne pas. La SSE est convaincue que les alliances de projet permettent d’éviter les conflits entre les maîtres d’ouvrage et les entrepreneurs, ce qui accroît le plaisir de construire et stimule l’activité de construction.
Interview: Gerhard Enggist
www.baumeister.swiss/fr