Publié le: 9 mai 2025

Inquiétude perçue sur le terrain

Travail au noir – Dans une publication récente, Tatiana Rezso, responsable politique «Monde du travail» au Centre patronal offre un panorama sur ce sujet épineux et résistant aux chiffres et aux analyses. Dans les retours du terrain qu’elle a notés, une inquiétude croissante face à l’ampleur du phénomène et parfois, dans certains milieux, un sentiment d’impunité.

JAM: Tatiana Rezso, vous êtes responsable politique «Monde du travail» au Centre patronal. Récemment, vous avez présenté un dossier sur le travail au noir dans la revue «Plein Centre». Qu’est-ce qui a attiré votre attention sur ce sujet? Y a-t-il eu un élément déclencheur dans l’actualité?

Tatiana Rezso: Le travail au noir est un sujet que le Centre Patronal suit depuis longtemps. Deux éléments récents ont toutefois ravivé notre intérêt. Tout d’abord, nos activités nous placent en contact étroit avec les acteurs économiques du canton, notamment à travers les associations professionnelles, la Caisse AVS de la Fédération patronale vaudoise, les institutions de prévoyance que nous gérons ou encore le Centre de compétences des conventions collectives de travail et du partenariat social que nous coordonnons. Ainsi, les retours du terrain font état d’une inquiétude croissante face à l’ampleur du phénomène.

Travail au noir: «une inquiétude croissante face à l’ampleur du phénomène.»

De nombreux employeurs expriment une profonde frustration: ils respectent scrupuleusement la loi et les CCT en vigueur, s’acquittent de toutes les charges sociales et fiscales, et fixent leurs prix avec rigueur pour rester compétitifs. Or, ils doivent affronter la concurrence d’acteurs qui, en contournant les règles, pratiquent des tarifs artificiellement bas. Cette situation crée une distorsion du marché et une concurrence déloyale, dommageable pour l’économie dans son ensemble.

Par ailleurs, nous avons constaté un décalage entre l’importance du phénomène sur le terrain et sa faible présence dans les médias et le débat politique. Cette déconnexion nous a interpellés. Nous avons donc constitué un groupe de travail interne afin de dresser un état des lieux et d’esquisser des pistes d’action.

Comment le travail au noir a-t-il évolué ces dernières années dans nos régions (Vaud, Suisse romande, Suisse)?

Par définition, le travail au noir échappe aux statistiques précises. Toutefois, certains indicateurs permettent d’en observer l’évolution. Le canton de Vaud a ainsi instauré dès 1998 une convention quadripartite sur le contrôle des chantiers (CCCVD), réunissant l’État, les partenaires sociaux des secteurs de la construction et la SUVA. Cette convention permet des contrôles réguliers sur les chantiers. En 2010, 1034 contrôles ont été effectués; en 2023, ce chiffre est monté à 2389. Cela témoigne d’une intensification des efforts de surveillance – et peut-être aussi d’une recrudescence du phénomène.

Vous citiez certaines études. De quels chiffres ou estimations dispose-t-on à l’heure actuelle?

Le droit fédéral impose la publication d’un rapport annuel sur le travail au noir à l’échelle suisse. Ce rapport cite notamment les recherches du professeur Friedrich Schneider, spécialiste reconnu de l’économie souterraine. Ses études estiment chaque année la part d’économie informelle dans divers pays de l’OCDE. En Suisse, elle atteindrait 7,1% du PIB en 2024, contre 6,7% en 2023.

Il est cependant important de rappeler que l’économie souterraine englobe une réalité plus large que le seul travail au noir: elle comprend aussi des activités illégales, de la fraude fiscale ou encore des services non déclarés. Néanmoins, ces données offrent un ordre de grandeur pertinent. La Suisse reste moins touchée que d’autres pays, la moyenne des pays de l’OCDE s’élevant à 12,5% du PIB. Le rapport fédéral fournit aussi des données sur les capacités de contrôle: en moyenne, on compte 1,5 contrôleur pour 100’000 travailleurs et 1,1 pour 10’000 entreprises. En 2023, tous les cantons romands se situaient au-dessus de cette moyenne.

Quels sont les secteurs concernés?

Le travail au noir touche une grande variété de secteurs. Le bâtiment (gros œuvre, second œuvre), la restauration et l’aménagement extérieur (jardiniers-paysagistes) sont souvent cités en premier.

Mais d’autres domaines sont également concernés, comme le nettoyage et les services à la personne. De plus, certains métiers du numérique mériteraient d’être observés de plus près, notamment les consultants informatiques ou les influenceurs, dont le statut est parfois ambigu, et les prestations difficilement traçables.

Les mesures prises sont-elles suffisantes en l’état?

Le canton de Vaud figure parmi les plus actifs en matière de contrôles, comme en témoignent le rapport fédéral ainsi que la convention quadripartite mentionnés précédemment. Il applique d’ailleurs les sanctions avec rigueur. Toutefois, les retours du terrain indiquent que cela ne suffit pas: un sentiment d’impunité subsiste dans certains milieux.

Le cadre légal est fragmenté: plusieurs législations interviennent (assurances sociales, droit du travail, fiscalité, droit des étrangers) et les acteurs du contrôle sont nombreux. Plutôt que de multiplier les contraintes administratives, qui pèseraient surtout sur les entreprises déjà en règle, il conviendrait d’intensifier la prévention et la sensibilisation. Le canton de Fribourg, par exemple, a mené une campagne de sensibilisation en 2023.

«Un sentiment d’impunité subsiste dans certains milieux.»

Par ailleurs, dans le canton de Vaud, une révision de la loi sur l’emploi est attendue. Elle pourrait notamment permettre une délégation de compétences accrue aux contrôleurs paritaires.

Quelles sont les difficultés liées au statut d’indépendant, et comment les résoudre?

Le principal écueil réside dans l’ambiguïté du statut. Il arrive qu’un donneur d’ordre pense mandater un indépendant, alors que la relation juridique est en réalité un contrat de travail. Dans ce cas, si les cotisations sociales ne sont pas versées, le commanditaire devient responsable en tant qu’employeur de fait. Cela soulève aussi des questions de protection sociale, notamment en matière de prévoyance ou d’assurance-accidents.

Pour éviter de telles situations, il est essentiel de demander systématiquement une attestation d’indépendant délivrée par une caisse de compensation AVS. Celle-ci repose sur des critères objectifs définis par la jurisprudence fédérale. Une inscription au registre du commerce ne suffit pas. Le risque d’une requalification en contrat de travail est bien réel, avec des conséquences financières potentiellement lourdes.

Que pensez-vous de l’e-Badge ou d’autres dispositifs électroniques de contrôle?

L’e-Badge est une mesure prometteuse. Il permettrait de garantir, avant le début des travaux, que chaque personne présente sur un chantier est déclarée. Contrairement aux contrôles ponctuels, ce système assurerait une conformité en continu, renforçant ainsi l’efficacité de la lutte contre le travail au noir.

Cependant, sa mise en œuvre devra rester équilibrée afin de ne pas alourdir excessivement les démarches administratives des entreprises. Il est également essentiel d’éviter la création de barrières d’accès injustifiées. Certaines conditions actuelles de délivrance de cartes d’accès exigent, par exemple, l’existence d’une convention collective signée. Cela peut entraîner l’exclusion de certains corps de métier, même lorsque leurs conditions de travail sont parfaitement conformes aux exigences légales.

«L’e-Badge assurerait une conformité en continu, renforçant ainsi l’efficacité de la lutte contre le travail au noir.»

Un exemple concret: les monteurs en brûleurs se voient parfois refuser l’accès à certains chantiers, faute de pouvoir présenter une carte liée à une CCT inexistante pour leur profession. Ce type de situation est problématique, car il pénalise des professionnels en règle sans justification objective.

Enfin, une certaine harmonisation au niveau suisse serait souhaitable: de nombreuses entreprises romandes interviennent dans plusieurs cantons, il est donc crucial que le système reste simple et cohérent.

Avez-vous vu le film d’Ulrich Grossenbacher sur le travail au noir, sorti en 2022?

Oui, j’ai vu le film d’Ulrich Grossenbacher sur le travail au noir. Ce documentaire a le grand mérite de rendre compte de la complexité du phénomène, en montrant les différents acteurs concernés: travailleurs, employeurs, inspecteurs et autorités. Il met en lumière des pratiques malheureusement répandues dans certaines branches – travail sans permis, écart significatif entre le taux d’activité indiqué sur le contrat et le taux réel pratiqué, absence de fiches de salaire et donc non-paiement des cotisations sociales, notamment AVS.

Ce film montre aussi de manière très concrète les difficultés rencontrées sur le terrain par les inspecteurs. Insultes, pressions, tentatives de fuite: leur travail est exposé, et ils sont en première ligne pour constater les dégâts humains que provoque le travail au noir.

En visionnant ce documentaire, j’ai aussi pensé à l’image des employeurs dans l’opinion publique. Les dérives présentées sont graves, et ne devraient pas pouvoir se produire. Mais il est essentiel de rappeler que la plupart des employeurs sont irréprochables et bienveillants avec leurs collaborateurs. Ils respectent les règles, assument leurs responsabilités sociales et veillent à de bonnes conditions de travail. Il est important que le débat public ne les oublie pas.

François Othenin-Girard

Parmi les mondes concernés par le travail au noir, on cite souvent celui de la construction. Photo: 123RF

Tatiana Rezso: «Il est essentiel de rappeler que la plupart des employeurs sont irréprochables et bienveillants avec leurs collaborateurs.»Photo: Centre Patronal / Mélanie Da Cunha

Il y a aussi la restauration, le nettoyage et les services Ă  la personne. Photo: 123RF

Certains métiers du numérique mériteraient d’être observés de plus près, comme les consultants et les influenceurs.Photo: 123RF

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