Publié le: 13 juin 2025

La lessive futée à base de cendres

ELISE LANOUE – À force de se demander ce qu‘elle pourrait faire avec les vieilles cendres de sa cheminée et de tester des recettes de grand-mère au fond de son jardin à Troistorrents (VS), elle a su s’entourer pour lancer son entreprise à Aigle. C‘est propre, c‘est durable, c‘est une vraie cleantech!

Il y a ceux qui aiment tester de nouvelles choses, vivre en harmonie et en cohérence avec leurs valeurs, estiment qu’en toutes choses le bon sens et le respect – des gens, des animaux, des choses qui nous entourent et de la nature – devraient passer avant le reste. Qui se disent parfois que c’est bien pratique d’avoir des stations d’épuration qui tournent à plein régime pour nettoyer nos eaux usées, mais se demandent si nous ne pourrions pas attaquer le problème en amont. Et qui, une fois bille mise en tête, sans trêve et sans relâche, expérimentent des pistes, au fond de leur garage, de leur jardin.

Elise Lanoue fait partie de ces gens-là. Et le jardin, source de cette inspiration particulière, existe bel et bien à Troistorrents dans le Val d’Illiez (VS). Issue du monde hôtelier, ayant étudié à Blois et Chambéry, elle était ces dernières années active dans l’hébergement, dont quatre pour Definitely Different Group à Vevey – groupe lancé en 2008 par Patrick Delarive, connu pour ses Whitepod ou hébergements éco-luxe aux Giettes sur Monthey.

D’origine française, mariée et mère d’un enfant désormais scolarisé, Elise Lanoue a soupesé tous les risques. «Le métier d’hôtelier est une passion que je n’ai pas quittée par dépit. Depuis la naissance de mon fils Arthur, il fallait que je trouve une activité et des horaires de travail plus adaptés.» Alors elle s’est lancée et si c’était à refaire, elle n’hésiterait pas. «J’ai eu envie de me lancer parce que je pense que les regrets sont pires que les remords», sourit-elle en fin d’interview.

Ce pas à franchir – c’était il y a un peu plus d’une année – n’était que la conséquence d’une multitude de tous petites épreuves franchies avec un grand but en tête: développer, perfectionner et commercialiser une lessive naturelle produite à base de cendres de bois suisse. Elise peut aussi compter sur l’aide de deux co-entrepreneurs expérimentés, l’un est un ami, l’autre, son mari. «C’est pratique quand on pense à toute la paperasse juridique qu’il faut remplir.»

La jeune cleantech est basée à Aigle depuis février 2024, dans la zone industrielle. On la trouve à pied d’œuvre dans le box numéro douze. Un hangar doté d’une hauteur de plafond respectable qui lui permet d’entreposer tout son matériel, de produire sur place, de gérer ses stocks, les expéditions et l’administratif. «Cela fait beaucoup de choses à faire quand on est toute seule», lâche-t-elle en évoquant le jour où elle pourra engager une aide pour la seconder. «Le lieu offre de bons potentiels de développement et pourrait le cas échéant être doté d’une mezzanine.» Mais chaque chose en son temps. Et le temps est précieux. «On aurait tendance à lui attribuer trop de valeur, il faut résister à la tentation de se démultiplier par trois avec le risque de se laisser envahir.»

De MOA, les lecteurs de «L’Illustré» en ont déjà entendu parler à la rubrique «Les Romands ont du talent» (01.05.2025), reconnaissance précieuse pour une start-up. Un bel acronyme, mis pour «Made of Ashes», c’est-à-dire produit avec des cendres. Ces cendres dont au fond elle ne savait trop quoi faire. Le résultat est là: une petite lessive durable utilisable à froid, à la main, en lavabo ou en machine, en camping, en rando ou sur le bateau. Voire même, surprise, comme détachant avant le lavage. Le tout est disponible en petit format dans une bouteille en verre de 250 ml ou en outre en matériaux recyclables de 3 litres.

Les matériaux d’emballage sont durables et minimalisés. La distribution se fait via le site Internet, les commandes, envoyées par la poste. Il y a aussi deux points de retrait, l’un sur place à Aigle, le second à Vevey chez Definitely Different Group. Et plusieurs revendeurs: Chez Azalée à Troistorrents, La Tête en Vrac à Neuchâtel, Le Topinambour à Lausanne, Kiss the Ground à Genève Eaux-Vives…

Rencontrer les clients, ça marche plutôt bien: «Je ne m’attendais pas à ce qu’autant de gens choisissent de retirer leur produit à Aigle et qu’ils se montrent curieux de découvrir comment c’est fait et par qui.»

JAM: Au fond, comment ça marche?

Elise Lanoue: Les cendres poudreuses proviennent de forêts suisses. Je vais les chercher chez un chauffagiste à distance basé à Saint-Ursanne (JU), ce qui me garantit une qualité optimale, notamment en termes de pureté et de granularité. Les cendres de feuillus et les écorces sont bien adaptées, car elles contiennent des taux de potassium élevés.

Visez-vous les laveries industrielles pour l’hôtellerie ou l’industrie?

Non, notre lessive est conçue pour un usage grand public, à la main ou avec une machine à laver. En revanche, le nettoyage du linge dans l’hôtellerie exige des process différents. Ce serait peut-être intéressant plus tard, mais ce n’est pas le marché sur lequel je me suis concentrée. Je travaille néanmoins aussi avec quelques hôtels et des pressings pour des tâches liées à de petites lessives courantes.

Comment l’idée de MOA vous est-elle venue?

Nous habitons en montagne, il y a toujours eu des cheminées et donc de la cendre que j’éparpillais, d’abord un peu dans mon jardin et sur le compost. Mais il fallait quand même apporter le reste à la déchetterie. Je me suis demandé comment valoriser ce produit. À la base, j’aime bien donner des secondes vies aux choses, jeter moins. Le bricolage me passionne et je suis persévérante. Cela me vient de mes parents. Très vite, on tombe sur vingt mille recettes de grand-mère sur Internet.

Je me suis mis à tester ces savoir-faire ancestraux, perdus avec l’émergence des produits chimiques dans l’après-guerre. J’avais un grand bac au fond de mon jardin et j’ai commencé par brasser les poussières de cendres grisâtres ou blanchâtres dans l’eau. Elles sont volatiles et un peu sales, il faut mettre des gants à cause de l’effet détersif qui picote les doigts. De cette manière, j’ai fabriqué de la lessive à base de cendres durant quatre à cinq années, mais simplement pour mon usage personnel.

Que se passe-t-il lors de ce brassage?

Les chimistes parlent de lixiviation (le processus par lequel de l’eau traverse un matériau et dissout les éléments solubles qu’il contient, entraînant ces éléments dissous à travers ce matériau, ndlr): c’est comme si on lavait la cendre ou si on procédait à une infusion. La cendre relâche une partie de ses composés dans l’eau, entre autres du magnésium, mais aussi et surtout de la potasse, présente à l’origine dans le bois et qui constitue l’élément nettoyant de la lessive. Le résultat contient en fait beaucoup de potasse: quand je crée cette eau de cendres, le potentiel hydrogène (pH) – qui pour rappel s’étend de très acide (1) à très basique (14) en passant par le neutre à 7 – plafonne à 14!

Pour faire simple, le potasse mange les graisses. On le voit dans ce grand conteneur souple IBC, dès que je le mets en mouvement, cela mousse un peu. Pour brasser, j’utilise désormais un mélangeur avec une vis sans fin. C’est un peu comme de la cuisine à froid. Je ne chauffe pas, pour que le processus soit cohérent avec l’idée de départ, qui est de ne pas utiliser d’autres produits chimiques ou encore plus d’énergie. S’il faut chauffer pendant quatre heures, cela perd tout son sens. Le brassage se poursuit par intervalle durant plusieurs jours pour que les cendres restent en suspension et en contact avec l’eau.

Je dispose ici d’un minilabo pour contrôler le pH. Avec le chimiste, nous avons défini un certain nombre de molécules par litre (mole) de potasse, un seuil nécessaire pour obtenir la formulation souhaitée. Et il ne me reste plus qu’à récupérer ce qui surnage. La boue qu’on trouve au fond est passée dans une presse pour en extraire le maximum de jus. Et on se retrouve avec ces gâteaux de cendre que vous voyez dans ce bac. C’est une sorte de sable, un matériaux précieux qui pourrait être valorisé dans la construction. À creuser…

À mon sens, il est impossible d’innover sans dénicher ce qui s’est déjà fait. Oui, ma méthode est innovante, mais c’est surtout une méthode ancestrale. Ce n’est une innovation que relativement à l’époque à laquelle nous vivons, qui a certainement oublié pas mal de savoir-faire ancestraux.

Comment vous êtes-vous entourée pour mettre au point ce procédé?

J’ai travaillé avec la Haute École d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) qui m’a beaucoup aidée lors de la phase de lancement et grâce à laquelle j’ai pu obtenir une aide à l’innovation pour financer le démarrage. Je travaille aujourd’hui avec un chimiste, Ideal Chimic à Carouge (GE) à qui je confie la stabilisation du produit. On ajoute un agent nettoyant qui complète l’efficacité de la potasse. J’ai dû me résigner à inclure un conservateur, mais on en a mis le moins possible. Je rêvais de m’en passer, mais quand on veut entrer sur un marché et vendre au-delà du cercle de ses amis, de sa famille et de son voisinage, on se rend compte qu’il faut maîtriser et stabiliser le produit. Tous mes partenaires sont basés en Suisse, l’idée de base étant de produire le plus localement possible.

Au final, c’est plus complexe que cela en avait l’air?

En effet, pour y arriver, il y a eu beaucoup de R&D en amont, des études de faisabilité, d’innombrables validations de ce que j’avais projeté. J’ai obtenu une grande aide pour toute la partie légale. Pour le chimiste aussi, cela représentait quelque chose de nouveau. Ce produit est vivant, la cendre n’est jamais vraiment la même.

La question de l’odeur ou de son absence est sensible. Comment l’avez-vous abordée?

Je savais dès le début que le produit n’aurait aucune odeur. Certains s’en contentent, mais d’autres regrettent de ne pas y déceler quelque chose qu’ils s’attendent à trouver quand la lessive est propre. C’est ce qui m’a donné envie d’aller plus loin. J’ai donc mis au point deux versions, l’une neutre et l’autre légèrement parfumée, développé avec un parfumeur à Genève. Le pitch olfactif était le suivant: retrouver les balades dans la forêt de Troistorrents lorsque le soleil chauffe le tapis d’aiguilles de pin au printemps.

Pour ma part, j’avais plutôt envie d’avoir quelque chose de neutre. Mais je savais que c’était un point assez tranché dans la population, biberonnée comme nous tous à cette quittance olfactive. On se dit: il y a une odeur, donc c’est propre. Pour lancer cette lessive, il me fallait trouver l’entre-deux, d’où les deux versions.

À quoi pensez-vous dans votre quotidien d’entrepreneure?

À ne pas perdre le fil. On est dans le faire et c’est pour cette raison que je me suis lancée. Mais au quotidien, on peut vite oublier ce pour quoi on s’est lancé. Dans mon cas, c’est pour un déchet considéré comme assez sale et inutile, comme plein d’autres. Dans chaque cas, on peut changer de point de vue et se dire qu’il est possible d’en faire quelque chose. C’est ce que j’aime. Au lieu d’investir dans des stations d’épuration à la pointe de la technologie, on ferait mieux de régler les problèmes en partie du moins en amont, à la source. De traiter la cause plutôt que la conséquence. Même en sachant qu’il est impossible d’être parfait, on essaie de tirer le meilleur de chaque époque.

La suite?

Je vais viser à conserver un équilibre entre production et vente, pour garder la maîtrise des stocks en fonction de la demande – ne pas se trouver en rupture de stock. Il me faudra peu à peu développer mon réseau de distribution en nouant des partenariats au plan local avec des épiceries et d’autres points de distribution. Mais comme je fais tout moi-même pour l’instant, je dois absolument éviter de me disperser.

François Othenin-Girard

Les plus consultés