Publié le: 4 juillet 2025

Quel risque à prendre un risque?

RÉFLEXION – Comme l’a déclaré Fabio Regazzi, le président de l’usam au terme des Journées romandes des arts et métiers à Champéry: «Un merci particulier à Julia de Funès pour son approche philosophique et son engagement en faveur d’une entreprise libre et responsable.» La philosophe française a décortiqué la notion d’entreprise vertueuse et cette fameuse bien-pensance.

Quelques reflets de la conférence donnée par la philosophe française Julia de Funès, consacrée au thème «Entreprises vertueuses et bien-pensance» lors de 58es Journées romandes des arts et métiers (JRAM) à Champéry.

«La philosophie recherche le sens, pas la vérité. Regardons la même réalité, le monde de l’entreprise. Le contexte est celui de crises successives. Adoptons une forme d’optimisme non béat, adulte, responsable et lucide. Un optimisme de responsabilité. Quand vous prenez du recul, les innovations suivent souvent les périodes de crise. L’esprit est comme un autre muscle, si on ne le contraint pas. Et la meilleure contrainte, c’est quand la réalité impose une autre réalité. En France, la peur et l’angoisse sont généralisées. Un petit détour sur la peur. Depuis 3000 ans, les philosophes montrent que la peur fausse l’objectivité et altère le jugement. Ils disqualifient la familiarisation avec la peur.

Devenir adulte,c’est surmonter ce sentiment enfantin. Cette idée traverse tous les siècles. Il y a une déculpabilisation de la peur. La peur est associée à une grande conscience. Et l’absence de peur (climat) est liée à l’irresponsabilité. Le principe de précaution est lié à la peur. La peur devient un principe de connaissance chez Hans Jonas. En cas de peur, envisage le pire et borne tes actions avec des principes éthiques. C’est le principe de précaution qui figure dans la Constitution française. Malheureusement, on glisse vers une idéologie de précautionnisme paralysant. Résultat, on légifère sur tout. L’inflation législative est forte. Et on «procédurise» tout. On en a besoin, mais le poison est dans la dose. Et quand la procédure devient la priorité au détriment du sens, cela devient absurde et se retourne en vice. Par process, on prend en compte des normes de langage, comportementales, managériales. Des manières de faire très automatisées. Le management est devenu un process. C’est le seul mode de reconnaissance professionnelle. Certains n’ont pas les compétences. Vous suivez des formations au leadership plus stéréotypées les unes que les autres.

Le développement personnelprend un volume abyssal en librairie. Les jambes ancrées, l’arbre qui fait pousser ses racines, c’est formaté et cela ne vous apporte aucun charisme, c’est souvent une insulte à l’intelligence. On parle de «posture managériale». C’est d’emblée une imposture, parce que cela «chosifie», coince tout le monde dans une essence, un archétype. Le charisme n’est pas inné. Nietzsche nous dit qu’on actualise cette potentialité en fonction de votre parcours. Ce concept de volonté de puissance. Ce n’est pas une volonté de pouvoir, qui est d’écraser et de diminuer l’autre.

La volonté de puissance est une énergie vitale intérieure. On veut sa volonté, on désire ses désirs et on veut dire ce qu’on veut dire. On est dans la vérité de son être. On est dans l’authenticité. Chaque leader et orateur a son propre style. Trump, Macron, même Hollande, bien que ce dernier soit plus compliqué pour moi (rires).

Le bien-être en entreprise, qui pourrait s’y opposer? Or, 70% des collaborateurs (ipsos) sont malheureux. Il y a une erreur d’aiguillage. Cela fait 25 siècles que les philosophes essaient de définir le bien-être. Et c’est indéfinissable. Recouvrer la santé, être plus proche des personnes qu’on aime, être délivré de la dépendance à l’alcool. L’uniformisation du bien-être peut être tyrannique.

Les pires crimesont toujours été commis au nom du bien, ce dont je me méfie comme de la peste. En plus, c’est fluctuant. En plus d’être subjectif et fluctuant, le bien-être excède la sphère professionnelle. Les entreprises s’engouffrent dans des process de bien-être. Surtout les grandes entreprises. C’est Disneyland. C’est fun, cool, mais c’est prendre les gens pour des imbéciles malheureux. Le bien-être n’est pas un objet managérial. Or, c’est un paralogisme, prendre l’inverse de la réalité. Le bien-être est la conséquence d’une action, et pas une condition de performance. On a inversé le raisonnement et fait du bien-être une condition première.

La bienveillancedevient dégoulinante et on vide la notion de son contenu. Et on fait du non-dit, on transforme la bienveillance en complaisance. On peut challenger quelqu’un en étant bienveillant, s’élever ensemble vers une idée plus juste, plus judicieuse, en dépassant, en surmontant les contradictions. Comme en sciences. Mais il faut oser la contradiction. Et ne pas la confondre avec l’humiliation. Cela se pense parfois durant des séances de brainstorming. On ne contredit pas ses collaborateurs. On obtient des post-it fluos pleins de beaux mots. On enfile des perles, des truismes et des généralités. Et cela tue la motivation. Il faut inclure la contradiction.

Inclusion et diversité,on est tous pour. Mais à force d’en parler, on va contre la reconnaissance. On veut un échantillon, une personne de couleur, un handicapé, un homosexuel, on fait d’un adjectif un substantif. On n’est plus dans la reconnaissance. Il faut peut-être des quotas pour amorcer. On aura la reconnaissance quand on les recrutera pour ce qu’ils sont. Encore une vertu qui se transforme en vice.

On parle de talents. C’est outrageusement démagogique et faux. Le talent est très aristocratique et relève de la naissance. On parle de prédispositions favorables. Le talent, étymologiquement et dans la Bible, fait référence à des pièces d’argent, c’est une vision mercantile. Cela révèle une impossibilité de reconnaissance, plus personne ne peut se distinguer. Tocqueville compare l’Amérique et la France. Une dérive de la démocratie, c’est que l’égalité de droit se transforme en égalitarisme et en indifférenciation. Pour reconnaître les véritables talents, il faut oser poser des hiérarchies. Il faut avoir le courage de distinguer. Parlons donc d’équité.

À l’opposé d’une logique procédurale, j’oppose une logique d’action. Elle est déterminante pour tout. Au sens étymologique. Comment être auteur, acteur, authentique? Ce sentiment d’agir et d’être quelqu’un, un sujet et pas quelqu’un d’assujetti aux normes. Dans cette salle, à un moment vous choisissez et agissez à partir de vous-mêmes. Pour faire des collaborateurs des sujets à part entière qui s’épanouissent à travers le travail, s’accomplissent. Il faut la possibilité de prendre un risque, sans cela on n’agit pas. C’est cette capacité à jouer avec les aléas, les contingences. Parfois il y a moins de risque à prendre un risque qu’à ne pas vouloir en prendre du tout. Le pilote de ligne qui a amerri sur l’Hudson. Il a eu suffisamment d’intelligence d’action, d’expérience. Il a sauvé tout le monde, mais il a été en procès pendant longtemps. Pour être un sujet, il faut répondre à la question du sens. Sinon, on reste un robot bas de gamme. On traverse une crise de sens. Je vais donner une raison à cela. J’emprunte le raisonnement à Heidegger. Jusqu’au 20e siècle, on innovait pour rendre la vie plus heureuse et l’homme plus libre. Au 20e siècle, on innove pour survivre. Mais la technique est à l’inverse du sens.

Plus les entreprises se technicisent,plus vite elles se définalisent. Souvent on ne comprend plus rien de ce qu’ils font. Un homme me dit qu’il est coordinateur de flux. Est-il plombier? De flux transverses, précise-t-il. Plus il explique, moins je comprends, parce qu’il devient de plus en plus technique. Ceux qui changent de métier choisissent souvent un métier manuel ou relationnel. On a besoin de savoir à quoi on sert. Les enfants rêvent de métiers qui ont du sens. Même dans le corps médical, cette crise de sens est apparue.

Crise de senssur le travail et l’entreprise, on en est là. Le travail était une finalité à part entière. Aujourd’hui, cette logique est en obsolescence. Un cinquantenaire travaille dans l’entreprise depuis trente ans. Un jeune travaille deux ans pour faire le tour du monde. Dans le premier cas, on peut tomber dans une absurdité totale. Ce n’est pas parce que le travail est essentiel qu’il devient une finalité à part entière. Idem pour la santé, ce n’est pas une finalité de l’existence. On espère la santé pour vivre le mieux possible. Les plus jeunes générations nous obligent à réfléchir à cela.

Le même type de raisonnementest valable pour l’entreprise. Les problèmes de recrutement le montrent. Pour être pertinente, l’entreprise doit concéder n’être qu’un moyen au service d’autre chose qu’elle-même. Si on n’associe pas un projet d’envergure, en plus du profit, cela devient un problème de recruter. Ce n’est pas un paragraphe incompréhensible de la part des RH. Notre raison d’être, m’a-t-on dit, c’est de construire des robots. Mais ce n’est pas une raison d’être, cela n’a pas de sens. On n’attire pas comme ça les jeunes générations.

Si on ne répond plus à cette question, on n’est plus un humain. Eichmann lors de son procès à Jérusalem justifiait son action par l’obéissance aux règles et disait avoir perdu sens d’ensemble. Hanna Arendt parle dans ce cas de la banalité du mal. L’industrialisation de la mort est arrivée de manière banale en ne répondant plus à la question du sens. Le biais cognitif humain, c’est de respecter des process. Il y a une tendance de l’esprit à se mettre sur des rails. Cette logique procédurale qui prend le pas sur le sens. La procédure (badge d’entrée) est la procédure. C’est plus grave aujourd’hui d’engager des gens pour respecter le process. L’intelligence artificielle ne m’inquiète pas, moins que l’intelligence humaine qui s’artificialise, qui s’engourdit. C’est le moins bon des paris.

Pour être acteur, passer à l’acte, il faut de la confiance en soi. Toute action est un gage de confiance. Le feu vert et la confiance dans le feu rouge transversal. Cum fidere, en latin, donc avec foi. Donc dans la croyance, donc dans l’opposé de la connaissance. Si je crois en moi, je ne sais pas, il y a un doute. Je doute et je parie sur cette inconnue, sur l’incertitude, qui s’oppose au registre de la connaissance.

La confiance exclut le contrôle! Il y a des moments de contrôle, il y a des moments de confiance, mais les deux en même temps, c’est strictement impossible. La confiance, c’est toujours une décision personnelle. La confiance est très rentable. Quand on vous a fait confiance, vous vous sentez grandis par cette confiance. Le télétravail, c’est de la confiance. Les études montrent que les gens ne travaillent pas moins. Sauf ceux qui de toute façon ne travaillaient pas. Dans les «Misérables» de Victor Hugo, l’évêque décide de faire confiance à Jean Valjean. Ce dernier bascule du côté du bien pour être digne de cette confiance reçue.

La logique de l’action,la prise de risque, le sens et la confiance: la machine IA n’en est pas capable aujourd’hui. Si on veut considérer les gens comme des sujets, il faut miser sur ce qui fait l’humanité d’un être. On entend souvent dire: «Cette année, on va remettre l’humain au centre». Pour rendre cette idée effective, il faut garder ce qui est proprement humain.

Pour terminer, cette phrase du philosophe Alain (Émile-Auguste Chartier, ndlr): «Ne décidant jamais, nous dirigeons toujours.» Restons humbles sur les prévisions, mais lucides sur le présent. C’est l’évolution créatrice de la vie. C’est l’esprit qui vit la situation qui donne le sens à un événement que nous ne décidons pas. C’est un optimisme adulte et responsable. Aucune situation n’est une fatalité, c’est nous qui donnons le sens.JAM

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