Publié le: 15 août 2025

Défendre le partenariat social!

JOHANNA GAPANY – Le canton de Fribourg est appelé aux urnes le 30 novembre prochain afin de se pro­non­cer sur projet de salaire minimum indexé sur l’indice des prix. Pour la sénatrice fribourgeoise, cette idée irréaliste doit être rejetée tant le risque de dommage profond à l’économie est avéré.

Journal des arts et métiers: La longue guerre contre les salaires minimums cantonaux n’est pas près de se terminer. Que se passe-t-il à Fribourg? Le Grand Conseil avait pourtant rejeté un projet de salaire minimum?

Johanna Gapany: On parle d’une initiative pour introduire le salaire minimum dans le canton de Fribourg. Mon canton votera cet automne et cette initiative va plus loin que ce qu’on a connu jusqu’ici, puisqu’elle ne donne pas seulement un montant minimum, en l’occurrence 23 francs de l’heure, mais elle fixe un mécanisme d’indexation de ce salaire minimum sur l’indice des prix à la consommation (IPC), ce qui se traduirait par une augmentation constante et incontrôlable du salaire minimum, également dans des branches qui ont de faibles marges et qui bénéficient peu ou pas d’une potentielle augmentation de l’indice des prix à la consommation.

Qu’est-ce qui en particulier vous pose problème avec ce montant de 23 francs de l’heure?

Davantage que le montant, c’est le mécanisme qui s’avérera très problématique. Car on parle de 23 francs de l’heure au moment de l’entrée en vigueur, mais ce salaire sera par la suite indexé, et cela chaque fois l’IPC augmentera.

«CETTE INITIATIVE SE TRADUIRAIT PAR UNE AUGMENTATION CONSTANTE ET INCONTRÔLÉE DU SALAIRE MINIMUM.»

Dans le texte de l’initiative, je lis que «chaque année, le salaire minimum est indexé sur la base de l’indice suisse des prix à la consommation de l’année de l’entrée en vigueur de la présente loi. Le salaire minimum prévu à l’alinéa 1 n’est indexé qu’en cas d’augmentation de l’indice suisse des prix à la consommation.» L’idée n’est pas nouvelle. C’est ce que la France a mis en place jusque dans les années 1980, et elle a dû cesser cette pratique.

À quoi est dû l’échec du projet français?

Ce qui ne fonctionnait pas, c’est que cette combinaison entre le niveau des salaires et l’IPC a entraîné une explosion des prix pour la population. Pour donner un ordre de grandeur, on a une inflation inférieure à 1% en Suisse. La France à cette époque subissait une inflation comprise entre 10 et 13%.

Quand on impose une augmentation des salaires à des entreprises qui n’en ont pas la capacité financière, on les force à augmenter leurs prix pour financer cette augmentation. Mais elles ne vont pas pour autant augmenter la qualité du produit ou du service.

En France, cela s’est traduit par une spirale inflationniste. C’est inévitable lorsqu’on bafoue la capacité d’une entreprise à fixer les salaires. Soit on la force à augmenter ses prix, soit on la force à supprimer des emplois.

Quelles solutions préconisez-vous? Serait-il à vos yeux préférable de ne rien faire?

Certainement pas. Des solutions existent pour valoriser le travail et améliorer les conditions. Or vu les effets, nous tenons non pas les solutions les plus simples, mais les les plus efficaces pour garantir de bonnes conditions d’emploi.

Que restera-t-il du partenariat social s’il continue de faire l’objet de tant d’attaques?

La Suisse figure en tête des pays où le salaire moyen est le plus élevé, et aussi l’inflation la plus modérée, voire la plus basse au monde. Le taux de chômage est le plus bas en comparaison internationale, et c’est dû en grande partie à notre partenariat social.

Alors je ne me permettrais pas de douter de la bonne intention de base des initiants. Mais s’il suffisait d’un montant dans une loi pour valoriser le travail, j’ose prétendre que nous l’aurions fait depuis longtemps. Le partenariat social n’a pas été mis en place par amour de la complexité. Il a été mis en place pour obtenir les meilleures conditions possibles pour les travailleuses et travailleurs.

«LE PARTENARIAT SOCIAL N’A PAS ÉTÉ MIS EN PLACE PAR AMOUR DE LA COMPLEXITÉ!»

S’asseoir sur le partenariat social nous condamne aux mêmes contre-résultats observés dans les pays qui ne peuvent pas compter sur cet instrument précieux. Des pays qui connaissent une dégradation des conditions de travail, à commencer par une dégradation de la relation syndicat-employeur.

Un cumul de la CCNT et d’un salaire cantonal n’est-il pas souvent invoqué comme une solution possible par vos adversaires?

Un salaire minimum, c’est une intervention étatique. Et l’État doit intervenir là où les partenaires ne s’entendent pas. Mais il ne devrait pas le faire lorsqu’il existe déjà des conventions collectives et encore moins lorsqu’il s’agit de conventions collectives déclarées de force obligatoire. Ces dernières sont appliquées dans tout le pays sur demande des partenaires sociaux, soit les employeurs et les syndicats.

Une CCT, au fond, c’est déjà un accord entre les parties concernées. Si vous demandez une intervention de l’État, c’est que votre accord ne tient pas. Dès lors, pourquoi se mettre à table et négocier des semaines de vacances, une prévoyance solide, des congés spéciaux, des conditions de travail attractives et supportables pour une branche si l’un des partenaires s’assied sur l’accord et demande une intervention étatique?

En parlant des conventions collectives de travail (CCT), le Conseil national vient justement de voter une loi qui donne la priorité aux CCT déclarées de force obligatoire sur les salaires minimaux cantonaux et désavoue le TF. Quelle a été votre réaction à cette décision en tant que sénatrice?

Je salue la décision du Conseil national pour de nombreuses raisons, mais j’en choisirai deux. D’une part parce que l’État n’est pas meilleur que les partenaires sociaux pour fixer de bonnes conditions de travail. Il doit soutenir, encourager, permettre de bonnes conditions et non prendre la décision à la place des partenaires sociaux. Je pense aussi que le fait de distinguer le salaire des autres conditions de travail va mener à une dégradation des autres conditions qui sont pourtant favorables aux travailleurs.

Pour certains, rejeter le résultat d’un vote cantonal sur le salaire minimum relève d’une atteinte au fédéralisme. Quel est votre point de vue?

Opposer le fédéralisme et le partenariat social est une grande erreur.

«L’ÉTAT NE DEVRAIT PAS INTERVENIR LORSQU’IL EXISTE DÉJÀ DES CONVENTIONS COLLECTIVES Et ENCORE MOINS SI CES DERNIÈRES SONT DÉCLARÉES DE FORCE OBLIGATOIRE.»

Le partenariat social est l’une des forces de notre pays. C’est même une jolie spécialité suisse. Et j’entends bien l’aveu d’échec des syndicats, mais je regrette qu’ils préfèrent la victoire politique temporaire à la défense durable des travailleurs. Malheureusement, les milieux syndicaux sont en train de remettre en question un dialogue qui a pourtant été bénéfique aux travailleurs durant des décennies. Nous devons combattre cette fracture qu’ils instaurent. Il s’agit d’une mauvaise connaissance et compréhension de la réalité des travailleurs et les CCT sont la meilleure des réponses à bien des défis, enviée d’ailleurs par beaucoup d’autres pays.

Quant au fédéralisme, il n’est en rien remis en question par les CCT. À partir du moment où les partenaires sociaux s’entendent et où de bonnes conditions de travail sont mises en œuvre, c’est dans l’intérêt des cantons. Ces derniers bénéficient aussi de la paix du travail et voient leur tâche simplifiée par le dialogue entre partenaires sociaux.

Que dites-vous à ceux qui vous serinent que le niveau des salaires et l’attractivité de l’emploi sont liés?

C’est juste, cet objectif me tient à cœur: que chacun puisse vivre sans être dépendant d’une aide étatique. Et dans cette logique, je défends les entreprises et la création d’emplois, puisque le point de départ pour accéder à cette indépendance financière est d’obtenir un emploi. Toujours dans cette logique, je m’oppose à toute manœuvre qui limite la création d’emplois ou incite une entreprise à réduire ses effectifs.

Aussi, je suis consciente de l’efficacité de l’État dans notre pays et m’engage pour qu’il reste aussi svelte que possible et aussi présent que nécessaire. Mais penser que l’État est l’acteur le plus apte à fixer les salaires est – à mon avis – une grande erreur. Nous serions même très rapidement contre-productifs en politisant le débat sans tenir compte des réalités économiques. L’État a un rôle clair dans notre pays, il garantit que personne ne reste sur le bord du chemin et c’est à ce niveau qu’on doit agir.

Nous devons encourager l’emploi, avec une politique d’aménagement du territoire qui favorise l’implantation et le développement des entreprises. Aujourd’hui, la politique d’aménagement du territoire fait l’inverse, avec des procédures trop lentes et des exigences qui épuisent même les plus persévérants.

Nous devons garantir la sécurité au travail et des assurances sociales qui collent aux réalités. Aujourd’hui, nous ne sommes même pas capables d’adapter les conditions de travail sur un chantier aux périodes de canicule et nous nous contentons de maintenir la législation qui tient compte surtout des périodes de grands froids en hiver, alors que les choses ont changé. Un exemple parmi d’autres.

Nous devons faciliter la conciliation famille-travail.

«AUJOURD’HUI, NOUS NE SOMMES MÊME PAS CAPABLES D’ADAPTER LES CONDITIONS DE TRAVAIL SUR UN CHANTIER AUX PÉRIODES DE CANICULE.»

Aujourd’hui, nous nous reposons sur des solutions parfois bricolées au niveau cantonal, alors que la pénurie de main-d’œuvre est reconnue comme un défi national et que nous savons pertinemment que le temps très partiel est beaucoup plus fortement représenté chez les femmes dans notre pays en comparaison internationale. D’où mon combat en faveur de l’imposition individuelle et en faveur d’un financement clair et national de la garde extra-familiale pour les parents qui travaillent.

D’autres exemples?

En voici quelques-uns. Comme on le sait, c’est un ensemble d’éléments qui favorisent l’emploi et de bonnes conditions de travail. On constate aussi qu’une grande part de la mission repose sur les épaules des entrepreneurs. Une part de la mission repose aussi sur le politique qui doit permettre d’entreprendre, de créer, de former, d’engager.

Et pour mesurer le succès de notre politique, nous avons notamment comme indicateur qui compte le taux de chômage. Un indicateur qui ne peut que se péjorer avec de telles initiatives détachées de la réalité.

Interview: François Othenin-Girard

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