Publié le: 5 septembre 2025

Nucléaire, la solution partielle

ANNALISA MANERA – «Le maintien de l’énergie nucléaire dans le mix élec­trique suisse facilitera la réalisation des objectifs climatiques.» Professeure en sécurité nucléaire à l’ETH de Zurich, elle observe un engouement de la jeune génération pour le nucléaire, y compris chez les jeunes Verts en Finlande.

JAM: Dans la Stratégie énergétique 2050 adoptée par le peuple, aucune nouvelle centrale nucléaire ne peut plus être construite en Suisse. Or, dans sa contre-proposition indirecte à l’«initiative black-out», le Conseil fédéral soutient la levée de l’interdiction de construire de nouvelles centrales. Ce revirement vous a-t-il surpris?

Annalisa Manera: Pas vraiment. L’UE tire un quart de son électricité des quelque 100 centrales nucléaires en service. Plusieurs pays de l’UE prévoient de construire de nouveaux réacteurs et certains, comme la Pologne, souhaitent se lancer dans l’énergie nucléaire afin d’abandonner le charbon. L’Italie prévoit aussi de se relancer dans le nucléaire. Douze pays de l’UE font partie de l’Alliance nucléaire européenne, fondée en 2023 dans le but de promouvoir l’énergie nucléaire en Europe, de coordonner les investissements dans les réacteurs – nouveaux et existants et de faire progresser le développement technologique.

Seuls quatre pays avaient prévu de sortir du nucléaire: l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et l’Espagne. La Belgique a changé de cap et a levé l’interdiction de nouvelles centrales nucléaires en mai dernier. L’Espagne a récemment décidé de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires existantes par souci de sécurité d’approvisionnement en électricité.

Qu’implique la nouvelle position de la Confédération sur le nucléaire pour l’approvisionnement énergétique de la Suisse?

D’ici 2050, notre consommation d’électricité augmentera d’au moins 25 TWh/an. Les centrales nucléaires suisses produisent 23 TWh/an. Il est clair que sans nouvelles centrales nucléaires, le défi sera deux fois plus grand. Nous devons bien sûr continuer à investir dans les énergies renouvelables, mais sur 20 ans, il serait judicieux de garder ouverte l’option de nouvelles centrales nucléaires pour la période suivant la fermeture de Gösgen et Leibstadt, qui produisent 17 TWh/an.

Les opposants affirment que les nouvelles centrales ne seront pas fonctionnelles avant 2050. Partagez-vous cet avis?

De nombreuses entreprises privées investissent aussi dans le nucléaire. Cela ne serait pas le cas si cette énergie n’était pas rentable. Il faut garder à l’esprit un ordre de grandeur: certes, une grande centrale coûte cher, mais elle produirait 24 heures sur 24 autant d’électricité que plus de 1300 éoliennes, avec une durée de vie d’au moins 60 ans. Si la Suisse se dotait d’une nouvelle centrale dans 20 ans, elle arriverait à point lorsque Gösgen et Leibstadt devront être remplacées.

Selon les opposants, le stockage des déchets n’est pas sécurisé. Or la Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs (Nagra) a choisi le site de Nördlich Lägern pour un dépôt en profondeur. Qu’en est-il?

Le problème est résolu sur le plan technique, mais reste ouvert au plan politique. La Finlande et la Suède construisent déjà des dépôts en profondeur à la pointe de la technologie. La Finlande est sur le point de les mettre en service. Il faut garder à l’esprit qu’en raison de la densité énergétique très élevée du combustible nucléaire, la quantité de déchets hautement radioactifs est très faible, en particulier par rapport aux très grandes quantités de déchets chimiques hautement toxiques. Par exemple, les déchets hautement radioactifs que toutes les centrales nucléaires suisses produiraient en 60 ans d’exploitation représentent un volume de 1300 m3, soit environ le volume de deux maisons individuelles.

L’Allemagne n’a pas encore proposé de solution pour le stockage définitif des déchets radioactifs, mais dispose de plusieurs dépôts géologiques souterrains ultramodernes pour les déchets chimiques hautement toxiques. Un seul de ces dépôts, Herfa-Neurode, a déjà stocké plusieurs millions de m3 de déchets qui, contrairement aux déchets radioactifs, ne se décomposent pas avec le temps: dans un million d’années, ils seront tout aussi toxiques qu’aujourd’hui. Ce sujet n’est absolument pas abordé, ça donne l’impression que seule l’énergie nucléaire pose un problème de déchets.

Les aspects positifs de l’énergie nucléaire sont-ils trop souvent occultés? Qu’en pensez-vous?

Cela nécessiterait une longue réponse. Je ne donnerai qu’un exemple: en raison de sa densité énergétique élevée, l’énergie nucléaire a l’une des empreintes écologiques les plus faibles par rapport aux autres sources d’énergie. Saviez-vous que, parmi toutes les sources d’énergie, le nucléaire est de loin celle qui nécessite le moins d’extraction par kWh produit?

Pour diminuer les émissions de CO2, les besoins en électricité vont fortement augmenter. Les énergies renouvelables – éolienne, hydraulique et solaire – pourront-elles couvrir les besoins futurs?

Oui, selon la dernière étude menée par l’ETH Zurich, l’EPFL et d’autres universités suisses. Mais à certaines conditions: l’augmentation des importations en hiver – ce qui nécessite une bonne intégration avec l’UE; des subventions importantes pour atteindre l’objectif fixé en matière d’énergies renouvelables; une production éolienne considérable, soit plusieurs milliers de grandes éoliennes; des centrales à gaz comme solution de secours et l’importations de carburants synthétiques. Une intégration moindre à l’UE – soit moins d’importations – entraînerait une augmentation des coûts de l’électricité et ferait du gaz une partie intégrante du mix électrique.

Que signifient les éventuelles nouvelles centrales nucléaires pour l’approvisionnement en électricité de notre pays, pour la réalisation des objectifs climatiques et surtout pour le coût de l’énergie?

Le maintien du nucléaire dans le mix électrique suisse facilitera sans aucun doute la réalisation des objectifs climatiques. À ce jour, aucun pays européen n’est parvenu à abandonner à la fois l’énergie nucléaire et les combustibles fossiles dans la production d’électricité, à l’exception de la Norvège – qui compte 90% d’énergie hydraulique – et de l’Islande – avec 70% d’énergie hydraulique et 30% de géothermique. Et l’électricité ne représente que 30% de l’énergie totale dont nous avons besoin pour la décarbonisation.

En ce qui concerne les coûts, il faut considérer le système dans son ensemble, c’est-à-dire prendre en compte le stockage, la sauvegarde et l’extension du réseau. L’intégration du nucléaire dans le mix électrique réduit les besoins en stockage saisonnier, en sauvegarde et en extension du réseau.

Des études scientifiques montrent qu’un mix électrique équilibré entre énergie nucléaire et énergies renouvelables entraînerait une baisse globale des coûts. Une étude publiée par l’OCDE sur la situation énergétique future en Suisse montre que de nouvelles centrales nucléaires contribueraient à la fois à réduire les coûts et à accroître l’indépendance vis-à-vis de l’Europe dans le mix électrique suisse. Malheureusement, il existe actuellement très peu d’études spécifiques à la Suisse.

Il y a dix ans, l’enthousiasme des jeunes pour les études en génie nucléaire et énergétique chutait. Aujourd’hui, le nombre d’étudiants augmente à nouveau. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de ce domaine et de l’énergie nucléaire?

La promotion de la relève est essentielle dans tous les domaines. Le nombre d’étudiants inscrits à mon cours d’introduction au master en énergie nucléaire est passé de 60 à 150 en trois ans. L’environnement et le changement climatique sont particulièrement importants pour les nouvelles générations. Or, de nombreux jeunes considèrent l’énergie nucléaire comme une partie de la solution.

En Finlande, même le parti vert national soutient l’énergie nucléaire. Ce revirement a débuté chez les jeunes dans ce parti. Dans l’ensemble, je constate un grand enthousiasme de la part de la jeune génération pour les progrès réalisés dans le nucléaire au cours des dernières décennies. C’est une période passionnante pour travailler sur ce sujet. Je n’ai jamais vu autant d’investissements privés et de start-up actives dans le nucléaire au cours de toute ma carrière.

Interview: Gerhard Enggist

TRAJECTOIRE

Annalisa Manera est professeure en sécurité nucléaire et écoulements multiphasiques à l’ETH Zurich et dirige un groupe de recherche à l’Institut Paul Scherrer (PSI). Elle était auparavant professeure à l’Université du Michigan. Titulaire d’un M.Sc. de l’Université de Pise et d’un doctorat de l’Université technique de Delft, elle est membre de l’American Nuclear Society (ANS) et de l’Académie suisse des sciences techniques (SATW).

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