Publié le: 5 septembre 2025

«Savoir se sacrifier pour que ça marche»

SWISS BTP – Iber Delija a fondé sa PME il y a une décennie à Saint-Sulpice (VD). Aujourd’hui, son entreprise de peinture s’active aussi comme entreprise générale dans toute la Suisse romande. Son client principal est un fonds immobilier appartenant à Jürg Stäubli. Ce dernier lui confie tous ses travaux et mise sur la grande qualité de son travail.

Iber Delija nous reçoit fin juin à l’heure du café à quelques encâblures du canal de la Broye, reliant le lac de Morat à celui de Neuchâtel. Conversation à bâtons rompus, puis visite du chantier à Sugiez où travaillent trois employés sur des échafaudages – une rénovation de façades sur un immeuble locatif. La météo est idéale, mais sur les échafaudages, la température grimpe rapidement.

Ce jeune entrepreneur romand a fondé SWISS BTP il y a une décennie, entreprise de plâtrerie et peinture basée à Saint-Sulpice (VD) qui travaille notamment pour un fonds immobilier qui lui confie tous ses travaux. Au fil des années, sa PME a su évoluer et étoffer ses compétences. À tel point qu’actuellement, elle officie comme entreprise générale dans toute la Suisse romande. L’un de ses chantiers situé à Düdingen est consacré au remplacement des ascenseurs dans un immeuble.

Avant de grimper sur les échafaudages, on aimerait savoir comment tout cela a commencé. Et aussi, quelques éléments du guide de survie qui devrait être consacré à ce microcosme très compétitif. Iber Delija le dit clairement: la solution passe par l’acquisition d’une clientèle qui revient vous voir parce que vous faites du travail de haute qualité et que la facture a été payée avec plaisir. Et on y parvient notamment en réfléchissant à ce que l’on fait et en étant pointilleux, cohérent et en respectant les délais impartis.

Iber Delija, comment toute cette aventure entrepreneuriale a-t-elle commencé?

Mon père est arrivé du Kosovo en Suisse en 1973 comme saisonnier. Son premier job fut maraîcher. À l’époque, lui et ses compatriotes se faisaient traiter de «youyous» (sourire), je ne l’ai pas oublié. Cela dit, j’ai eu la chance de recevoir une excellente formation professionnelle en commençant à travailler à l’âge de 15 ans, comme apprenti peintre dans une entreprise florissante qui existe toujours, mais dont je tairai le nom – je ne tiens pas à leur faire de la publicité (rires).

Dans la foulée, j’ai aussi beaucoup appris dans la plâtrerie au contact des Italiens qui, à l’époque, tenaient le haut du pavé. À 18 ans, j’ai commencé à former moi-même des apprentis. Comme j’étais jeune, j’ai vite su comment faire passer le message. Cette continuité dans la formation est importante pour la pérennité de nos PME.

Quelle est la situation actuelle de l’apprentissage pour ces métiers?

C’est l’un des apprentissages les plus simples, il n’y a pas de tests d’entrée. C’est aussi l’un des mieux rémunérés avec environ mille francs en première année. Le fait de gagner plus est un facteur important, mais il ne garantit pas l’existence d’une motivation réelle à exercer ce métier.

Pour que cela marche, il faut aussi des clients qui acceptent que nous travaillions avec des apprentis. Ceux-ci ne sont pas des main-d’œuvres bon marché: il faut prendre du temps pour les former. Durant dix ans, nos apprentis ont obtenu un taux de réussite de 95% aux examens, une seule personne ayant échoué. Actuellement, c’est devenu bien plus difficile de trouver des candidats qui sont motivés à travailler. Il faut prendre en considération le fait que ces jeunes ont souvent d’abord tenté la voie gymnasiale ou une autre filière. Quand ils arrivent, ils ont souvent déjà 18 ans, ce qui est un peu tard pour se plier aux exigences du métier.

Cette valeur travail, comment l’avez-vous vécue? Et comment la transmettez-vous?

Mes parents me l’ont transmise, mais je l’ai aussi découverte par moi-même. J’ai travaillé comme caddie au golf pour m’offrir mes premières Nike Jordan. Aujourd’hui, j’essaie de partager cette approche avec mes deux enfants, ma fille de 16 ans et mon fils de 2 ans: les choses simples de la vie, le fait que rien ne nous soit dû. Reste que le métier de papa et de maman n’est pas une science infuse. On est à des années lumières du monde animal où tout se fait de manière instinctive. Contrairement à la vache et son veau dans le champ, nous devons apprendre par nous-mêmes notre métier éducatif.

Et patron, c’est une science infuse? Comment l’êtes-vous devenu?

Patron, de nos jours cela veut tout dire et rien dire. Il faut avoir une certaine ténacité pour tenir le coup. Il y a la colère qui vous pousse à vouloir arrêter, ce qui peut être pénible ou frustrant. Comme quand vos amis restés à l’école s’amusent tout l’été à la piscine et que vous êtes toute la journée sur un échafaudage.

Mais il y aussi et surtout la bonne rage, celle qui vous dit «accroche-toi, parce que tu peux réussir»! Parce que, autour de vous, dans votre entourage professionnel, vous voyez des gens pour qui ça marche et qui font des choses agréables.

«PATRON, DE NOS JOURS, CELA VEUT TOUT DIRE ET RIEN DIRE. IL FAUT AVOIR UNE CERTAINE TÉNACITÉ POUR TENIR LE COUP.»

Untel a une jolie voiture, un autre mesure les chantiers, un troisième communique avec les clients. Pour résumer, en face d’une splendide Ferrari, il y a celui qui comme moi se dit: «Waow Monsieur, j’aimerais bien la même!» et l’autre qui ne dit rien et raie la voiture. La belle revanche de la vie, c’est celle qui vous fait progresser. Et viser la qualité avant toute chose.

À quoi ressemble le système qualité de Iber Delija?

Le système qualité, c’est moi. Je suis très exigeant et pinailleur et je place la barre le plus haut possible. Je veux que le client en ait pour son argent et qu’il se dise que cela vaut la peine en réglant sa facture. Qu’il soit même heureux de la payer, cela m’arrive aussi. Je suis l’inspecteur des travaux finis – et des travaux en cours aussi. Et au moment de la visite finale avec le client, je suis certain à 200% que tout est parfait, qu’on ne peut pas trouver une goutte de peinture qui a coulé sur ce mur ou une trace de saleté, bref, que le résultat est là. Je ne veux pas me retrouver dans la situation pénible de devoir découvrir une imperfection en présentant l’état final des travaux. J’ajoute que certains collègues ne comprennent pas pourquoi des clients, en apparence satisfaits, ne les rappellent plus. Celui qui paie pour se débarrasser de vous ne reviendra jamais!

Quel est votre moteur entrepreneurial?

Le plus important, ce n’est pas une question de vente, mais la finalité de mon métier avant tout, je dirais même avant le business en soi. Ce n’est pas un métier qui fera de vous un homme riche. Le bâtiment, ce n’est pas de la crypto! Ma finalité, c’est que le client soit heureux, même si les coûts et les matières premières augmentent.

«IL FAUT CRÉER UN PROCESSUS QUI VOUS RENDE EN PERMANENCE DIGNE DE LA CONFIANCE QUE L’ON VOUS ACCORDE.»

On reconnaît un client heureux quand il vous rappelle. C’est d’autant plus important que nous travaillons à 95% avec des professionnels et avec seulement 5% de particuliers. Mais même pour le particulier, c’est souvent l’investissement de sa vie.

Le jour où les commandes diminuent, voire s’arrêtent, c’est que vous avez mal travaillé. Il faut donc créer un processus qui vous rende en permanence digne de la confiance que l’on vous accorde. Et qui vous rende capable d’avoir confiance en vos clients. Parce que la confiance, ça marche dans les deux sens: vous devez être certain que votre client sera capable de vous payer.

Et comment trouvez-vous ces bons clients?

Nous avons beaucoup de chance avec notre client principal, une chance énorme qui nous permet d’éviter toutes sortes de complications et d’avoir de bons prix auprès de nos fournisseurs qui sont payés à réception. Comme le cycle de trésorerie est assez tendu, le fait d’avoir une relation de confiance avec un client qui vous paie rapidement vous offre aussi plus de sérénité au moment de payer les salaires. Le tout est plus fluide. Ce faisant, on évite un autre écueil, celui des financements complexes. C’est une force de savoir que quand on envoie une facture, on est certain d’être payé dans les dix jours.

La fixation du prix peut être épineuse dans le bâtiment, certains veulent rafler les marchés à tout prix. Quelle est votre approche?

Je me méfie de ceux qui cassent les prix. Si nos prix sont parfois plus bas, ce n’est pas parce que nous les avons baissés artificiellement, mais parce que, à force de réflexion et de calculs, nous sommes arrivés au prix le plus juste. Pour ne rien vous cacher, nous travaillons avec un grand fonds immobilier qui possède des biens dans de nombreuses régions en Suisse, à Genève, dans les cantons de Vaud, Fribourg et Berne. Et qui tient à mettre le prix nécessaire pour un travail de qualité. La qualité passe avant le prix et cette philosophie nous correspond. Si une norme change, les responsables de ce fonds tiennent à ce que les choses soient bien faites, sans chercher à gratter pour diminuer les frais. J’en profite pour remercier ce partenaire qui est plus un ami de longue date. C’est un cadeau de pouvoir travailler avec quelqu’un comme Jürg Stäubli qui possède ce fonds et qui a accepté d’être mentionné dans le contexte de cette interview.

Interview de Jürg Stäubli en 2024:

Nous sommes ici à Sugiez. Combien de chantiers gérez-vous simultanément?

Cela varie beaucoup en fonction de la complexité des chantiers, de leur éloignement géographique de notre siège à Saint-Sulpice et de la nécessité de coordonner nos opérations pour diminuer les coûts. Nous effectuons actuellement un changement d’ascenseurs à Düdingen, près de Fribourg. Ce n’est pas très loin d’ici et nous ne sommes pas obligés d’y être présents tous les jours. Nous sous-traitons ces travaux à une entreprise spécialisée.

Nous sommes donc aussi une entreprise générale, responsable de la direction des travaux. Nous veillons au respect des délais, à ce que tout se fasse selon les règles. Sur place, nous gérons le chantier dans les détails. Par exemple en installant des chaises à tous les étages pour que les gens qui n’ont plus d’ascenseurs puissent se reposer de temps à autre. Nous nous présentons aux locataires pour leur expliquer qui nous sommes et ce que nous allons faire. Nous restons à leur disposition en cas de problème. À Sugiez, nous avons un container à disposition des collaborateurs pour les pauses et il y a également des toilettes pour eux. Nous adoptons une approche humaine du chantier et respectons nos employés.

Votre idéal de vie?

Continuer à travailler comme on le fait et ne pas se créer de problèmes inutiles. Mes enfants vont bien. Mes parents sont toujours là. On a la santé et le travail tourne. Je ne dis pas que c’est facile tous les jours, mais comme entrepreneur, il faut éviter de pleurnicher. Le but est d’être à la fois professionnel et agréable avec les autres. Et puis, il y a des choses qu’on finit par apprendre. Quand j’avais quinze ans, j’étais du genre timide et introverti. Avoir confiance en soi, ce n’est pas être imbu de soi-même, ni croire que vous êtes le meilleur. C’est le sentiment qui domine quand, en ayant terminé un travail, on est sûr de la qualité de ce qu’on a fait. Toute la difficulté avec la peinture vient de son caractère un peu subjectif. C’est un métier artisanal. Pour prendre une image, les lignes peintes sur l’autoroute et dans les parkings ne sont peut-être pas aussi droites qu’on l’imaginerait.

«AVOIR CONFIANCE EN SOI, CE N’EST PAS ÊTRE IMBU DE SOI-MÊME, NI CROIRE QUE VOUS ÊTES LE MEILLEUR.»

En tant que peintre, je suis le dernier à passer sur un chantier, après tous les autres corps de métier. Et si c’est sale, c’est de votre faute. Il faut être un champion de l’attitude pointilleuse!

En visitant le chantier, on vous observe avec vos collaborateurs. Cette complexité humaine, comment la gérez-vous?

La première chose, c’est de bien payer les gens, si possible mieux que le minimum syndical. La seconde, c’est de payer les factures sans retard. La troisième, c’est de respecter les besoins humains des collaborateurs, chercher à comprendre avant de dire non, expliquer le pourquoi du comment. Bref, ne pas être psychorigide, permettre à ceux qui habitent à vingt minutes du dépôt de partir le matin de chez eux. Les petites attentions qui font la différence. Le but n’est pas de contrôler, mais de créer une confiance mutuelle. On rappelle qu’il existe de mauvais patrons – il faut en être conscient. Si vous n’êtes pas capable de calculer une marge viable, vous allez finir par mettre vos collaborateurs sous pression pour respecter les conditions irréalistes que vous vous êtes imposées. L’incompétence peut mettre tout le monde en danger.

Un conseil aux jeunes qui démarrent leur PME?

Si vous créez une entreprise, vous devez respecter les règles du jeu, payer les charges réelles et les charges sociales. Par conséquent, il faut pouvoir tenir la route en ne se versant qu’un salaire minimum, et commencer par tout faire soi-même sans compter ses heures. Que ce soit de l’administratif à faire le soir, du travail le week-end qu’on ne peut éviter ou un salaire de 10 francs de l’heure: d’une manière ou d’une autre, vous devez vous sacrifier pour que ça marche.

Il faut aussi savoir résister à l’air du temps qui vous pousserait à faire des dépenses inconsidérées. Il faut rester humble, consolider, tenir le coup et gérer l’angoisse possible. Ce qui implique d’avoir fait ses calculs précisément, de réfléchir en permanence à ce qu’il faut faire pour diminuer ses coûts sans toucher à la qualité. Et bien sûr communiquer pour montrer que le métier est cool, mais en évitant de passer pour un farfelu. Pourquoi nous ferait-on confiance si on passe son temps à jouer au mariole et à faire l’intéressant sur les réseaux sociaux?

François Othenin-Girard

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